Les pauvres à la lumière de la Foi

Les pauvres à la lumière de la Foi

Décédé il y a plus de 350 ans, St Vincent inspire encore. Comment expliquer cette pérennité si ce n’est par la teneur même de sa spiritualité : une adhésion à Jésus-Christ, envoyé aux pauvres et incarné dans l’Histoire. Portrait d’un homme pour qui la foi en Dieu et l’engagement concret ne font qu’un

Quand on parle de spiritualité, on fait allusion à l’expérience de Dieu. Entendue dans ce sens-là, on ne peut vivre la spiritualité que « dans l’Esprit », selon une expression de saint Paul. Au sens strict, il faut la comprendre comme un style de vie, c’est-à-dire comme la manière de vivre cette expérience de Dieu.

Pour un chrétien, il n’y a pas d’autre possibilité de faire l’expérience de Dieu qu’en la personne de Jésus de Nazareth. L’unique spiritualité possible ne peut donc être que christologique, c’est-à-dire centrée sur la personne de Jésus-Christ. Or lorsque le Christ est venu dans le monde, cela n’a pas été pour sortir les hommes du monde, ni pour les soustraire de la réalité. Penser que Dieu vit là-haut dans le Ciel et que, pour le rencontrer, il nous faut quitter cette Terre, c’est condamner notre spiritualité à n’avoir aucun sens pour l’homme d’aujourd’hui. Par son incarnation, Jésus-Christ s’est fait « chair humaine » pour nous dire que Dieu se rend présent à l’histoire de l’homme et que la vie est le lieu où nous rencontrons Dieu (Jn 1,14).

Si le pivot de la vie chrétienne est le Christ, et non pas la personne de tel ou tel saint, ni même de la Vierge Marie, les exemples des saints et leur manière de vivre sont, par eux-mêmes, un enseignement. Car quand on parle de spiritualité, on pense aussi à la doctrine et à la pratique. S’agissant d’un saint, il est donc important de prendre en compte ce qu’il a vécu personnellement et ce qu’il a proposé et enseigné aux autres.

La place de l’événement

Né dans une famille rurale, pauvre et traditionnellement chrétienne, la foi de saint Vincent de Paul fut orientée par la pensée de la Providence et nourrie de l’Evangile. C’était une foi simple, qui « n’épluchait pas », comme il disait, une foi pratique et concrète, plus attirée par la vie que par les considérations intellectuelles. Ainsi, par formation mais aussi par tempérament, St Vincent accorda une grande importance à la vie, à l’événement, à l’expérience. Cette réalité colora toute sa spiritualité et détermina sa façon de chercher et de trouver le Christ dans l’Evangile.

Ces éléments aident à comprendre l’impact qu’ont eu dans sa vie deux faits inattendus, qui se déroulèrent entre janvier et août 1617 et qui marquèrent à tout jamais sa spiritualité.

St Vincent raconta lui-même le premier événement, dans une conférence donnée  aux prêtres de la Mission : « Un jour, on m’appela pour aller confesser un pauvre homme dangereusement malade, qui était en réputation d’être le plus homme de bien, ou au moins un des plus hommes de bien de son village (Gannes). Il se trouva néanmoins qu’il était chargé de péchés qu’il n’avait jamais osé déclarer en confession, ainsi qu’il le déclara lui-même tout haut par après en présence de feue Madame la générale des galères, lui disant : « Madame, j’étais damné, si je n’eusse fait une confession générale, à raison de gros péchés que je n’avais jamais osé confesser. » Cet homme mourut ensuite, et ma dite dame, ayant reconnu par là la nécessité des confessions générales, désira que je fisse le lendemain une prédication sur ce sujet.

 » Je la fis, et Dieu y donna tant de bénédiction que tous les habitants du lieu firent ensuite confession générale, et avec tant de presse, qu’il fallut faire venir deux pères jésuites pour m’aider à confesser, prêcher et catéchiser ; ce qui fut cause qu’on continua le même exercice dans les autres paroisses des terres de ma dite dame durant plusieurs années, laquelle voulut entretenir des prêtres pour continuer des missions et nous fit avoir à cet effet le collège des Bons-Enfants, où nous nous retirâmes, M. Portail et moi ; et prîmes avec nous un bon prêtre, à qui nous donnions cinquante écus par an. Nous nous en allions ainsi tous trois prêcher et faire la mission de village en village. »

Le deuxième événement s’est déroulé à Châtillon, dans les Dombes. « Vous saurez donc, raconta-t-il un jour aux Filles de la Charité, qu’étant auprès de Lyon en une petite ville où la Providence m’avait appelé pour être curé, un dimanche, comme je m’habillais pour dire la sainte Messe, on me vint dire que dans une maison écartée des autres, à un quart de lieu de là, tout le monde était malade, sans qu’il resta une seule personne pour assister les autres, et toutes dans une nécessité qui ne se pouvait dire. Cela me toucha sensiblement le cœur. Je ne manquai pas de les recommander au prône avec affection, et Dieu, touchant le cœur de ceux qui m’écoutaient, fit qu’ils se trouvèrent tous émus de compassion pour ces pauvres affligés.

» L’après-dîner, il se fit assemblée chez une bonne demoiselle de la ville pour voir quel secours on leur pourrait donner, et chacun se trouva disposé à les aller voir et consoler de ses paroles et aider de son pouvoir. Après les vêpres, je pris un honnête homme bourgeois de la ville et nous mîmes de compagnie en chemin d’y aller. Nous rencontrâmes sur le chemin des femmes qui nous devançaient, et, un peu plus  avant, d’autres qui revenaient. Et comme c’était en été et durant les grandes chaleurs, ces bonnes dames s’asseyaient le long des chemins pour se reposer et rafraîchir. Enfin, mes filles, il y en avait tant, que vous eussiez dit des processions.

» Comme je fus arrivé, je visitais les malades et allai quérir le saint sacrement pour ceux qui étaient les plus pressés… Après donc les avoir confessés et communiés, il fût question de voir comme on pourrait secourir leur nécessité. Je proposais à toutes ces bonnes personnes que la charité avait animées à se transporter là, de se cotiser, chacune une journée, pour faire le pot, non seulement pour ceux-là, mais pour ceux qui viendraient après ; et c’est le premier lieu où la charité a été établie. »

La place de l’Evangile

Un autre aspect de la spiritualité de St Vincent, c’est la place de l’Evangile dans sa vie. L’Evangile était pour lui le livre de la foi par excellence, le livre qui lui permettait de retrouver directement, de façon simple, la pensée et la volonté de Jésus-Christ. Pour alimenter sa foi, Vincent de Paul avait une façon personnelle d’aborder l’Evangile : il y entrait toujours par deux portes, Luc 4,18 et Matthieu 25,31. Dans le passage de Luc, Jésus s’applique à lui-même les paroles du prophète Isaïe : « Le Seigneur m’a envoyé annoncer l’Evangile aux pauvres. » Pour St Vincent, ce texte était l’explication de base de tout l’Evangile. Sa lecture n’était pas  celle  d’un  exégète ou d’un théologien, mais bien celle d’un missionnaire qui interprète chaque passage évangélique en fonction de l’annonce aux pauvres. La vision du Christ     qu’il nous offre n’est pas celle du Christ Maître, Sauveur ou parfait Adorateur du  Père, ni celle du Christ image de Dieu, mais plutôt, encore une fois, celle du Christ évangélisateur  des pauvres.

La deuxième clé de lecture de St Vincent (Mt 24,31-46) ne fait qu’accentuer cet aspect de sa foi. C’est l’évocation du jugement dernier rendu par le Christ : « Tout   ce que vous avez fait à l’un de ces petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait… Tout ce que vous n’avez pas fait à l’un de ces petits, c’est à moi que vous ne l’avez pas fait. » C’est assez clair  !

Pour Vincent, il semblait dès lors certain que l’événement était un signe de Dieu, et même un signe privilégié pour peu qu’il concernait directement les pauvres. Certes, saint Vincent était un homme concret et même pragmatique. Cependant, sa foi, vécue à partir de sa vie spirituelle, l’amena à considérer l’événement comme porteur de message et de la présence du Christ.

C’est ainsi qu’il encouragea ses missionnaires à regarder les pauvres à la lumière de la foi et à ne pas s’arrêter aux apparences : « Je ne dois pas considérer un pauvre paysan ou une pauvre femme selon leur extérieur, ni selon ce qui paraît de la portée de leur esprit, disait-il, d’autant que bien souvent ils n’ont pas presque la figure, ni l’esprit de personnes raisonnables tant ils sont grossiers et terrestres. Mais tournez  la médaille, et vous verrez par les lumières de la foi que le Fils de Dieu, qui a voulu être pauvre, nous est représenté par ces pauvres ; qu’il n’avait presque pas la figure d’un homme en sa passion, et qu’il passait pour fou dans l’esprit des Gentils, et pour pierre de scandale dans celui des Juifs ; et avec tout cela, il se qualifie l’évangéliste des pauvres. O Dieu ! qu’il fait beau voir les pauvres, si nous les considérons en   Dieu et dans l’estime que Jésus-Christ en a faite ! Mais, si nous les regardons selon les sentiments de la chair et de l’esprit mondain, ils paraîtront méprisables » (Extrait d’entretien, n°19).

Dans l’événement, Vincent de Paul apprit à reconnaître non seulement la présence de Jésus-Christ, mais aussi sa volonté. Il était habitué à lier volonté de Dieu et engagement concret, foi et action, de telle manière qu’il se méfiait d’une réponse à la révélation de Dieu qui s’exprimerait hors de l’action : « Aimons Dieu, mes frères, disait-il, aimons Dieu ! Mais que ce soit aux dépens de nos bras, que ce soit à la sueur de nos visages… L’Eglise est comparée à une grande moisson, qui requiert des ouvriers, mais des ouvriers qui travaillent… voilà comme nous devons faire ;   voilà comme nous devons témoigner à Dieu, par nos œuvres, que nous l’aimons » (XI-40).

La place de l’expérience

Henry Brémond, historien de la spiritualité, affirme : « Ce ne sont pas les pauvres qui ont apporté Dieu à saint Vincent de Paul, ce fut Dieu qui le donna aux pauvres. »ii En effet, ce ne sont pas les pauvres en tant que tels qui l’ont amené à Dieu, mais on peut dire que Dieu « s’est servi » d’eux. Ils ont été des évangélisateurs discrets, inconscients et mystérieux… Comme l’indique cette crise de la foi qu’il supporta vers 1610.

C’est à cette époque là que Vincent de Paul rencontra un docteur en théologie qui était travaillé par un mal affreux. Dès qu’il voulait entrer en méditation ou en prière, il était assailli par des tentations effroyables : des spectacles obscènes s’imposaient à son regard intérieur et il éprouvait des désirs frénétiques de blasphémer et de faire des, folies. Après avoir essayé vainement divers remèdes pour le guérir, Vincent s’offrit à Dieu pour prendre sur lui la maladie dont souffrait le docteur en théologie. A partir de ce jour, le docteur fut guéri et saint Vincent fut en proie à une obsession qui épuisa ses forces. L’épreuve dura quatre ans, pendant lesquels il continua en apparence à vivre et à travailler normalement, mais sans lumière et sans joie. C’est alors qu’il fit le vœu de se donner entièrement et pour toujours au service des pauvres. Aussitôt la tentation disparut et il retrouva sa sérénité !

Seul Dieu a pu convertir Vincent de Paul, et non pas les pauvres en tant que tels. Cependant son « expérience » des pauvres l’avait mis en contact direct et particulier avec le Christ représenté par eux. Pour saint Vincent, Jésus-Christ, c’est Dieu incarné dans l’histoire des hommes, éminemment concerné, donc impliqué et constamment actif dans l’histoire ; il est l’envoyé du Père aux pauvres. Or, dans le monde et l’Eglise de son temps, les pauvres  n’étaient ni  assistés  ni  évangélisés ; ce qui voulait dire pour St Vincent que la mission de Jésus-Christ n’était pas poursuivie.

Face à cette réalité, St Vincent a compris que l’homme à  évangéliser  n’est pas  juste une âme qu’il faut sauver, mais une personne avec sa détresse matérielle ; et que l’âme ne pouvant être séparée du corps, il faut soigner celui-ci pour atteindre celle-là. C’est aussi à partir de cette expérience qu’il décida d’orienter sa vie et ses projets dans le sens du Christ, dans sa mission de service et d’évangélisation des pauvres. Pour lui, le Christ était le modèle de la vie et de l’action missionnaires.

Son héritage

Saint Vincent n’a pas laissé de traité de vie mystique, à la façon d’un saint Jean de  la Croix ou d’un saint François de Sales. Sa doctrine spirituelle jaillit des circonstances, des rencontres de la vie, des difficultés à  vaincre. Elle  se trouve  aussi dans les conférences et entretiens qu’il donna aux Prêtres de la  Mission  et aux Filles de la Charité et dans l’immense correspondance qu’il eut toute sa vie. Aujourd’hui encore, il est tout à fait logique et nécessaire pour les Vincentiens de chercher à imiter Jésus, le serviteur et le missionnaire des pauvres. Comme l’avait découvert St Vincent et comme il le recommandait, cette imitation se réalise par la pratique des vertus de simplicité, d’humilité, de douceur et de charité. Ce sont là en fait des « qualités professionnelles » très utiles pour ceux qui veulent servir les pauvres, car elles rendent proches des déshérités. « Ne rien vouloir que ce que Dieu veut » ; « savoir qu’il se sert de nous si nous nous donnons à lui » ; « se vider de soi et laisser agir Dieu »… tels sont les commandements de St Vincent, sans cesse répétés. Ainsi ceux et celles qui veulent suivre son exemple doivent se mettre à la suite du Christ qui ouvre son ministère public en disant : « L’Esprit du Seigneur est sur moi, parce qu’il m’a consacré par l’onction pour porter la Bonne Nouvelle aux pauvres. Il m’a envoyé annoncer aux captifs la délivrance et aux aveugles le retour à la vue, renvoyer en liberté les opprimés, proclamer une année de grâce du Seigneur » (Lc 4,18-19).

L’efficacité prodigieuse de Vincent de Paul peut étonner. Elle n’est, en définitive, que le résultat très logique de l’intensité de sa vie spirituelle. L’homme d’action qu’il a   été n’a de sens que déterminé, conditionné par l’homme spirituel. Son œuvre surprenante est l’émanation d’un grand mystique. Ne disait-il pas à ses  missionnaires : « Il faut la vie intérieure, il faut tendre là ; si on y manque, on manque à tout » ou « Donnez-moi un homme d’oraison et il sera capable de tout » ? Il faut le reconnaître objectivement, avec l’historien Henri Brémond : « Le plus grand de nos hommes d’action, c’est le mysticisme qui nous l’a donné. »

Alain PEREZ, CM 🔸

Pour un chrétien, il n’y a pas d’autre possibilité de faire l’expérience de Dieu qu’en la personne de Jésus de Nazareth. L’unique spiritualité possible ne peut donc être que christologique, c’est-à-dire centrée sur la personne de Jésus-Christ.

ii Histoire littéraire du sentiment religieux en France, t. III, La conquête mystique. L’Ecole française, Blod et Gay, Paris 1921, p. 246. (n.d.l.r.)