La Mission. Sortir vers les horizons de Dieu. Retraite spirituelle à Ars. Province de France (22-27 Octobre 2017) Cinquième Jour

La Mission. Sortir vers les horizons de Dieu.

Retraite spirituelle à Ars. Province de France (22-27 Octobre 2017) Quatrième Jour

La retraite est un parcours dans le désert. Mon rôle est de vous guider. J’ai cherché à m’inspirer de plusieurs figures bibliques. La première qui m’est venue à l’esprit est celle de Moïse, qui transmit au peuple la Loi. C’est un modèle très exigeant. Un autre guide est le démon. C’est vraiment de la racaille comme modèle pourrait-on dire dans une certaine façon peu commode de parler. La troisième figure est la personne qui dans le désert apporte au prophète Elie du pain et de l’eau, mais ensuite se retire, afin de permettre à Elie de monter tout seul sur la Montagne de Dieu. Moi je ne vous donnerai pas grand-chose, mais seulement de l’eau et du pain. C’est à vous de faire le reste.

Cinquième jour

Chartreux ou apôtres ?

 

« Un vent qui ne laisse pas reposer la poussière »

Alors il se mit à leur dire : « Aujourd’hui s’accomplit ce passage de l’Écriture que vous venez d’entendre. » Tous lui rendaient témoignage et s’étonnaient des paroles de grâce qui sortaient de sa bouche. Ils se disaient : « N’est-ce pas là le fils de Joseph ? » Mais il leur dit : « Sûrement vous allez me citer le dicton : “Médecin, guéris-toi toi-même”, et me dire : “Nous avons appris tout ce qui s’est passé à Capharnaüm ; fais donc de même ici dans ton lieu d’origine !” » (Lc 4,21-23)

La première réaction des personnes présentes dans la synagogue était d’abord l’étonnement. Elles venaient d’entendre des paroles jamais dites ou prononcées par quelqu’un auparavant. David Maria Turoldo les appelle « Un vent qui ne laisse pas dormir la poussière ». Plusieurs fois les paroles de Saint Vincent, et plus encore les nôtres, ont été des paroles en l’air, des paroles de poussière, des paroles de rêves, justes des paroles en fait. Mais à Folleville et à Châtillon, il n’en fut ainsi.

A Nazareth, devant le premier étonnement des gens, s’est constitué un front des « bien penseurs ». Si les paroles du fils du charpentier étaient donc vraies, alors s’effondraient tout ce en quoi les gens avaient cru jusque-là. Ils avaient compris, ces « bons penseurs », que Jésus les accusait de s’être trompés sur Dieu. Pouvait-on accepter et croire en un Dieu sans Temple et sans terre, qui guérit les lépreux et qui habite la douleur des gens ? En plus, il prétendait accomplir et parfaire la Loi, indiquant qu’il ne suffisait pas de l’observer, mais qu’il était nécessaire de se libérer de la pauvreté de la malédiction, briser les chaînes des prisonniers, ouvrir les yeux des aveugles et relever l’homme opprimé, sans aucun profit pour soi, ce qui était trop pour ces interlocuteurs. Et pour cela, ils le conduisirent au sommet de la montagne pour le jeter dans le ravin.

Cela arrive très souvent sinon toujours. Nous voulons un Dieu distributeur des faveurs comme un bancomat, et non Celui qui prétend changer nos cœurs. Dieu doit-il punir les méchants et récompenser les bons, comme le demandait le pharisien du temple dans la parabole de Lc 18, 9-14 ? Dieu doit-il combattre en leur faveur, comme le prétendaient les protagonistes des guerres de religion, mais ne surtout pas inviter les évêques à renoncer à leurs privilèges ? Faut-il que les pauvres soient contents, sans exiger que les biens de l’Eglise soient considérés comme le sang des pauvres ? Faut-il dire maintenant qu’il est important d’abord, de défendre les 99 brebis et s’il y a du temps et de la disponibilité personnelle, aller à la recherche de la brebis perdue ? C’est-à-dire tout le contraire de l’évangile ?

Missionnaires de la Miséricorde

Le Pape François a dit que « l’évangélisation devrait utiliser le langage de la miséricorde, fait de gestes et attitudes concrètes, avant tout genre de paroles ». et il faut « aller vers les autres », dialoguant avec tous. « Dans notre temps se vérifie plutôt une culture de l’indifférence vis-à-vis de la foi », dit le Pape François aux chrétiens ; ainsi donc, par le témoignage de leur vie, ils sont appelés à susciter un questionnement chez ceux qui les voient vivre et qu’ils rencontrent : « pourquoi vivent-ils comme ça ? Qu’est ce qui les motive ? ». « Ce dont nous avons le plus besoin, spécialement en ces temps qui sont les nôtres, c’est les témoins crédibles qui rendent l’évangile visible par leur vie et leurs paroles, réveillant le désir de Jésus Christ chez les autres ».

Nous missionnaires, sommes nés d’une confession. Nous sommes nés pour témoigner de la miséricorde, non pour être gardiens de l’éthique.

Paul écrivait aux corinthiens : « Malheur à moi si je n’annonce l’évangile » (1Co 9, 16). Evangéliser pour Paul était une nécessité. Raison pour laquelle il était toujours en chemin, sur les routes ; pas sur les sentiers battus, mais à la recherche de nouvelles voies, allant au-delà des frontières et se dépassant toujours lui-même. Il y avait toujours une parole qui suscitait et provoquait sa motivation : « n’enchaine pas » (2Tm 2, 9), et il annonçait avec franchise et de façon intempestive la Parole (Ac 28, 31).

Notre congrégation est née pour aller dans les rues voir même y mourir : « les missionnaires devraient s’estimer heureux s’ils devenaient pauvres pour avoir pratiquer la charité envers les autres. Il n’y a cependant aucune crainte à le devenir à le devenir par cette voie, à moins qu’ils ne se méfient de la bonté de Notre Seigneur et de la vérité de sa parole. Si jamais Dieu permettait qu’ils fussent réduits à la nécessité d’aller servir comme vicaires dans les villages pour trouver de quoi vivre, ou aussi que l’un d’entre eux fusse contraint de mendier le pain ou se coucher le long d’une haie, tout déchiré et engourdi par le froid, et dans cet état qu’on lui demande :  » Pauvre prêtre de la Mission, qui t’a réduit à un tel état ? », quelle joie, Messieurs, de pouvoir répondre : « C’est la charité ». Combien ce pauvre prêtre serait estimé de Dieu et des anges ! » (XI, 76s).

Par après les choses se sont un peu cimentées. Nous sommes devenus les chapelains des paroisses réelles, les prédicateurs des retraites au clergé de Rome, les dirigeants de prestigieuses universités dans plusieurs endroits du monde. Nous avons peut-être perdu le flair de retrouver les signes de la grâce. Nous avons eu peur des ouvertures audacieuses. L’humilité est devenue une excuse pour ne pas être créatifs. Plutôt que d’annoncer nous avons préféré expliquer, plutôt que de consoler nous avons enseigné, plutôt que proposer la sottise de la croix et la puissance de la résurrection (1Co 1, 18-25) nous avons fait recours aux motifs rationnels. Nous avons fait des prosélytes ou des témoins ?

Temps d’utopie ?

S’adressant aux personnes consacrées le Pape François a prononcé ces paroles touchantes : « Je n’attends pas de vous que vous mainteniez vives les utopies, mais que vous sachiez créer d’autres lieux, où se vit la logique évangélique du don, de la fraternité, de l’accueil de la diversité, de l’amour réciproque » (Lettre Apostolique aux consacrés, Rome le 21 Novembre 2014, II, 2).

L’utopie est l’île qui n’existe pas. Un lieu de fantaisie où on vit de souvenirs. On vénère la sainteté du fondateur, mais sans l’imiter (à une époque on disait que la France conservait le corps de Saint Vincent, l’Italie son vêtement et l’Espagne son esprit). On se souvient de la fraîcheur des origines, mais avec un visage triste. Les communautés qui vivent dans l’utopie sont comme les vieilles actrices qui ont peur d’apparaître en public. Elles portent des lunettes sombres, se roulent une écharpe au cou et font tout pour cacher des visages jadis séduisants mais aujourd’hui fanés.

Un institut de vie consacrée a un rythme de vie lié à la présence du charisme. Plusieurs congrégations sont des Musées, des cimetières. Voulons-nous rajeunir comme de vieilles actrices de cabaret ou voulons-nous « renaître » ?

Les signes du vieillissement, de la maladie et de la proximité de la mort sont :
  • Quand nous sommes tendus, mécontents, arides, acides, incapables de créativité, de tenter des choses nouvelles par peur d’admettre des faillites.
  • Quand nous faisons plus attention au nombre des membres qu’à leur qualité.
  • Quand on fait comme la tortue, qui se renferme dans sa carapace. Nous devenons autoréférentiels. Nous nous souvenons de comment nous étions bons, importants, loués. Aux Visiteurs nous offrons les reliques du fondateur ou des cartes avec les fanions des fondations dans le monde. Nous oublions que notre devoir d’état n’est pas d’annoncer Saint Vincent mais l’évangile.
  • Quand nous nous préoccupons plus de maintenir l’œuvre que la prophétie de l’œuvre.
  • Quand nous citons les paroles des fondateurs, sans accomplir des œuvres et sans chercher à sortir des sécurités de nos territoires, pour nous diriger vers de nouvelles frontières.
  • Quand nous sommes spirituellement anémiés, médiocres, sans passion, sans espérance.
  • Quand la vie spirituelle se limite à souligner des livres, à bâiller de psaumes, à accumuler l’ennui, à prier machinalement, à utiliser les confessions comme crème de protection contre le mal, sans nous enivrer du désir du ciel, sans se revêtir des ailes de l’aigle et voler dans la contemplation.
Le Temps de sortir

Le Pape François parle très souvent de « sortir » («aller»: 15/10/17). La sortie est comme celle de Lazare du sépulcre : « Lazare vient dehors » (Jn 11, 43). On ne sort pas par la volonté des hommes : « c’est l’Esprit qui donne la vie » (Jn 6, 63). Le Pape s’est toujours souvenu de son prédécesseur Benoît XVI qui a dit que « l’Eglise grandit par le témoignage et non par le prosélytisme. Le témoignage qui peut vraiment attirer est celui porté vers le souci des autres. C’est ça le témoignage, le « martyre » de la vie religieuse. Et pour les gens c’est un « signal d’alarme ». Les religieux, par leur vie, disent aux gens :  » qu’est ce qui se passe ? Ces personnes me disent quelque chose ! ces personnes vont au-delà des horizons mondains ! voilà – poursuit le Pape, citant Benoît XVI – la vie religieuse doit permettre la croissance de l’Eglise par la voie de l’attraction ». Dans une homélie à Sainte Marthe il a dit : « quand les gens, les peuples, voient ce témoignage d’humilité, de petitesse, de mansuétude, ils éprouvent le besoin dont parle le prophète Zacharie : « Nous voulons venir avec vous ! » Les gens éprouvent ce besoin devant le témoignage de charité, de cette charité humble, sans prétention, sans condescendance ni suffisance, humble vraiment, une charité qui adore et sert ».

On parle de crise et de coucher du soleil de la vie consacrée. Ce qui pour certains est un prélude de mort, est pour moi une occasion incroyable de reprise. C’est une invitation à renaître, à ressusciter. A sortir.

La vie consacrée est « sortie » seulement si elle est charismatique, c’est-à-dire si elle est conduite par le Saint Esprit.

Les charismes 

A l’époque où j’étudiais la théologie on ne cessait de nous répéter que le temps des charismes était fini avec la mort du dernier apôtre. Cette thèse fût soutenue pendant le Concile Vatican II par le Cardinal Ruffini, qui s’opposait à l’insertion du terme dans la Constitution dogmatique Lumen Gentium. Le Cardinal voulait une Eglise de pierres, sans vie et sans voix. La Constitution dogmatique Lumen Gentium par contre, parle de « conduite » et « sanctification » du peuple de Dieu au moyen des charismes qui peuvent être élargis à tous les membres de l’Eglise, dilatant ainsi l’intervention de l’Esprit et son action (LG 2)

Le mot charisme dérive du grec « charis » qui signifie grâce. Nous savons à présent que le mot Grâce signifie don de l’Esprit qui nous permet de participer, sans aucun mérite de notre part, à la vie divine. Ce don initiale et fondamentale est accompagné de bien d’autres dons, comme ceux de foi, espérance et charité (les vertus théologales) et d’autres dons spirituels qui servent au bien commun de l’Eglise. Par exemple fonder une communauté, initier une œuvre, illuminer une époque par la production d’un livre particulier (Sainte Thérèse de Lisieux et L’histoire d’une âme).

Saint Vincent a eu un charisme, c’est-à-dire a reçu de Dieu le don de « susciter une famille (la famille vincentienne) donnée par Dieu pour le service et l’évangélisation des pauvres ». Il comporte un élément commun, la sequela Christi, et une mission particulière dans l’Eglise, c’est-à-dire le service et l’évangélisation des pauvres.

Le charisme est quelque chose de vivant. Il a eu diverses phases : la phase spontanée (les débuts), la phase normative (celle de l’organisation, des règles, de la création et solidification des structures, réformes conciliaires), la phase du déclin (déclin institutionnel et spirituel). Après cette troisième phase s’est ouvert un carrefour où il fallait choisir : ou la mort ou la reprise (renouvellement).

La phase des débuts est celle durant laquelle le Saint a réuni les premiers missionnaires et les premières sœurs, où il a formé ses disciples ; avec eux il expérimenté la joie de construire quelque chose de nouveau. La seconde phase est née juste après sa mort. De fait les missionnaires se spécialisent dans la prédication. Cependant ils renoncèrent aux hôpitaux et aux œuvres de charité. De ces deux secteurs s’en occupèrent les sœurs. Cette attitude justifiait bien l’image d’une Eglise qui sépare dangereusement Evangile et promotion humaine. Puis en France la Congrégation de la Mission devint importante. Le sac de Saint Lazare (13/08/1789) fut le premier acte de la Révolution.

Les sœurs s’étaient consacrées aux visites à domicile. Puis quand montèrent les grands hôpitaux, les sœurs devinrent moniales. De fait elles perdirent l’agilité des origines et devinrent « religieuses ». Dans ces conditions le missionnaire et la sœur idéals devaient être des personnes posées, prudentes, avec le regard abaissé, observant la règles. Mais qui ne prirent jamais d’initiative. Qui ne firent preuve d’aucune personnalité propre. Comme de simples hommes et femmes de rangs sans véritables leaders ou chefs.

Dans la moitié du XVIIIème siècle, les deux familles étaient en grand déclin. On observait la discipline, mais on ne vivait pas le charisme. D’où la grave crise à l’époque de la Révolution française. Le Père Jean Baptiste Etienne prit en main la double famille et provoqua un réveil salutaire. Il sut donner une forte réponse aux signes des temps qui exigeaient des supérieurs de communautés le charisme de personnes décisives, qui voulaient atteindre des objectifs courageux (et l’ouverture missionnaire fût très importante), il réussit à rénover et raviver le charisme, et provoqua un profond renouvellement dans la prière. A partir du XIXème siècle les sœurs augmentèrent en nombre de façon grandiose. La vocation leur permettait de sortir de leur pays, d’étudier, de voyager. Si une sœur était supérieure ou économe elle pouvait exercer une activité d’entrepreneur. La vocation était une issue de secours, un exode vers la liberté. On formait des personnes libres, capables de décider, avec une forte personnalité (combien de supérieurs dotés de qualités extraordinaires avons-nous connu !). Puis vint la peur. On préférait dans l’éducation et la formation communiquer ou transmettre les comportements. Les personnes devaient être dociles. Sans personnalité. La liberté faisait peur. Le charisme de la charité que Saint Vincent disait « inventive à l’infinie » était désormais prudemment canalisé. On disait qu’il fallait répéter le Saint, ses paroles, mais pas son courage. Le mot d’ordre était de faire ce que Saint Vincent avait fait, mais pas ce qu’il ferait aujourd’hui. C’était plus sûr. Le charisme fût réduit à une exécution répétitive d’une partition déjà éprouvée. La peur était plus présente que l’Esprit.

La phase que nous vivons est comme un redémarrage, une reprise, un nouveau départ. Nous avons renouvelé les structures. Mais le renouvellement des structures présuppose le renouvellement intérieur (un rapport plus profond avec le Seigneur, un nouveau zèle, nouvelle volonté de prier, ouverture de nouvelles œuvres) et le renouvellement communautaire (repenser le vivre ensemble communautaire, capacité de décider, disponibilité à changer). La source de créativité qui semblait avoir tarie s’est réouverte. Peut-on dire que le charisme soit en pleine éclosion et renaissance ?

Comment « sortir » ?

Voir les choses à partir des périphéries. C’est là une des expressions phares du Pape François. « Il ne sert à rien d’être au centre d’une sphère. Pour nous comprendre nous devons voir la réalité de plusieurs points de vue différents ». Citant le Père Arrupe, le Pape dit « qu’un temps de contact réel avec les pauvres est nécessaire. Pour moi cela est vraiment important : il faut connaître la réalité par expérience, consacrer du temps pour aller aux périphéries pour connaître vraiment la réalité et le vécu des gens. S’il n’en n’est pas ainsi, alors on court le risque d’être des idéologistes abstraits ou des fondamentalistes, et cela n’est vraiment pas sain ». Le Pape ajoute : « celui qui travaille avec les jeunes ne peut plus s’arrêter au niveau des discours bien arrangés et bien structurés comme un traité, parce que ces choses glissent très rapidement sur le dos des jeunes. Il faut un langage nouveau, une nouvelle façon de dire les choses. Aujourd’hui Dieu nous demande de : sortir du nid qui nous contient pour être envoyés. Celui qui par la suite vit sa consécration dans le cloître, vit cette torsion intérieure dans la prière afin que l’évangile puisse croître. L’accomplissement du mandat évangélique « Allez partout le monde entier et proclamez l’évangile à toute créature » (Mc 16, 15) peut se réaliser avec cette clé herméneutique déplacée vers les périphéries existentielles et géographiques. C’est la manière la plus concrète d’imiter Jésus, Lui qui est allé vers toutes les périphéries. Jésus est allé vers tous, vraiment vers tous ».

La crise de la vie consacrée n’est pas de nature morale, mais beaucoup plus existentielle, de signification, de sens de mission. Nous devons retrouver notre mission et vocation « d’illuminer le futur ». On doit retourner à la prophétie, réveiller le prophétisme de la vie consacrée. A cet effet le Pape a dit : « La prophétie fait du bruit, du vacarme, on dirait un « bazar ». Mais en réalité son charisme est celui d’être levain : la prophétie annonce l’esprit de l’évangile ».

Comment est ce sentier, cette route sur laquelle nous devons marcher pour sortir ? goudronnée, pleine de trous, une voie dans le désert, une piste dans la jungle ? Personne ne le sait. Comme dit Antonio Machado : pèlerin, il n’y a pas de route, on se fait un chemin en marchant.

Nous observons un fait nouveau. En Amérique et en Asie les vocations augmentent. Je me suis posé une question et j’ai trouvé la réponse dans les propos du Pape François, dans certaines de ses réponses : « Il y a une volonté du Seigneur dans tout cela. Il y a des Eglises qui donnent des fruits nouveaux à présent. Peut-être auparavant elles n’étaient pas aussi fécondes, mais maintenant elles le sont. Cela oblige naturellement à repenser l’inculturation du charisme. Le charisme est un, mais comme disait Saint Ignace, il faut le vivre selon les lieux, les temps (les époques) et les personnes. Le charisme n’est pas une bouteille d’eau distillée. Il faut le vivre avec l’énergie, le relisant aussi culturellement. Mais dans ce cas il y a un risque de se tromper, me direz-vous, de commettre des erreurs. C’est risqué. Bien sûr, c’est risqué : ne commettrons toujours des erreurs il n’y a aucun doute à cela. Mais cela ne devrait pas nous freiner, parce qu’alors il y a le risque de commettre des erreurs plus grandes. En fait nous devons toujours demander pardon et regarder avec beaucoup de honte les échecs apostoliques qui ont été causées par le manque de courage. Pensons par exemple aux intuitions de pionniers de Matteo Ricci qui à son époque avaient été laissées de côté ». Le Pape ajoute : « inculturer le charisme est fondamental, et cela ne signifie jamais le relativiser. Nous ne devons pas rendre le charisme rigide et uniforme. Quand nous uniformisons nos cultures, alors nous tuons le charisme ».

La formation

« La formation des candidats – nous l’a rappelé le Pape François – est fondamentale. Il y a quatre piliers de la formation : spirituelle, intellectuelle, communautaire et apostolique. Le fantôme à combattre est celui de l’image de la vie religieuse perçue comme un refuge devant un monde « externe » difficile et complexe. Les quatre piliers doivent interagir dès les premiers moments de la formation (le premier jour d’entrée au noviciat), et ne doivent pas être structurés en séquence séparées. Il doit y avoir une interaction entre ces piliers ».

Je me souviens que durant mon noviciat on ne parlait presque jamais du fondateur et encore moins du charisme. Tout était considéré comme acquis.

A notre temps on parlait de sujets. On ne pouvait pas répliquer aux anciens. Le novice idéal était docile. « La culture ordinaire – a suggéré le Pape François – est beaucoup plus riche et conflictuelle que celle vécue à notre époque, à notre temps, il y a de cela plusieurs années. Notre culture était plus simple et ordonnée. Aujourd’hui l’inculturation requiert un comportement divers. Par exemple : on ne résout pas les problèmes en interdisant de faire ceci ou cela. Il faut assez de dialogue, assez de confrontation. Pour éviter les problèmes dans certaines maisons de formation, les jeunes serrent les dents, cherchent à ne pas commettre des erreurs évidentes, ils cherchent à rester en règle en faisant plusieurs sourires, en attendant qu’on lui dise un jour  » bien tu as fini la formation ». Ça c’est de l’hypocrisie, fruit du cléricalisme qui est un mal des plus terribles. Je l’ai déjà dit aux évêques de la Conférence Episcopale Latino-américaine (CELAM) cet été à Rio de Janeiro : il faut vaincre cette tendance au cléricalisme jusque dans les maisons de formation et les séminaires. Je le résume dans un conseil que j’ai une fois reçu d’un jeune : « Si tu veux aller de l’avant, pense clairement et parle de façon obscure ». C’était une invitation claire à l’hypocrisie. Il faut l’éviter à tout prix » … Autrement dit, nous formons de petits monstres. Et ces petits monstres forment le peuple de Dieu ».

« Nous devons toujours penser dans le peuple de Dieu à l’intérieur de celui-ci. Pensons à tous ces religieux qui le cœur acide comme du vinaigre : ils ne sont pas faits pour le peuple. En somme : nous ne devons pas former des administrateurs, des gestionnaires, mais plutôt des Pères, des frères, faits compagnons durant le cheminement ».

Vivre la fraternité en « caressant (adoucissant) les conflits »

 Le Pape François a rappelé l’expérience de Taizé : « A Taizé il y a des moines catholiques, calvinistes, luthériens… tous vivent vraiment une vie de fraternité. Ils sont un peuple apostolique impressionnant pour les jeunes. La fraternité a une force de conviction énorme. Les maladies de la fraternité (les manquements à la fraternité), par contre, ont une force qui détruit. Les atteintes à la fraternité sont ce qui entravent le plus le cheminement dans la vie consacrée. La tendance individualiste est au fond une façon de ne pas souffrir la fraternité… Quelques fois il est difficile de vivre la fraternité, mais si on ne la vit pas nous pouvons pas être féconds. Le travail, même apostolique, peut devenir une fuite de la vie fraternelle. Si une personne ne réussit pas à vivre la fraternité elle ne peut pas vivre la vie religieuse. Elle n’est pas à sa place ».

« La fraternité religieuse – poursuit le Pape François – malgré toutes les différences possibles, est une expérience d’amour qui va au-delà des conflits. Les conflits communautaires sont inévitables : dans un certain sens ils doivent même exister, surtout si la communauté vit vraiment de vrais rapports sincères et loyaux. Ainsi est la vie. Penser à une communauté sans des frères qui vivent des difficultés et des conflits n’a pas de sens, et cela ne fait d’ailleurs pas bonne impression. Si dans une communauté on ne souffre pas des conflits, cela veut dire qu’il manque quelque chose. La réalité dit que dans toutes les familles et dans tous les groupes humains le conflit est présent. Et le conflit est assumé : il ne doit pas être ignoré. Si on le couvre, cela crée une pression et une explosion. Une vie sans conflits n’est pas une vie ».

Le Pape François nous invite à ne pas éviter les conflits, mais à les résoudre : « nous ne devons jamais nous comporter comme le prêtre ou le lévite de la parabole du bon samaritain qui passe de l’autre côté. Mais comment faire ? Il me vient à l’esprit – dit le Pape François – l’histoire d’un jeune de 22 ans qui était en pleine crise dépressive. Je ne parle pas d’un religieux, mais d’un jeune qui vivait avec sa maman qui était une veuve et qui lavait le linge des familles fortunées. Ce jeune n’allait plus au travail et vivait dans l’alcoolisme. La maman ne pouvait rien faire : simplement chaque matin avant de sortir elle le regardait avec beaucoup de tendresse. Ce jeune est aujourd’hui une personne très importante dans la société : il a surmonté cette crise, secourue à la fin par ce regard de tendresse de sa mère. Alors, nous devons nous réapproprier la tendresse, cette tendresse maternelle. Pensez à la tendresse qu’a vécu Saint François par exemple. La tendresse aide à surmonter les conflits. Et si jusque-là ça ne marche pas, je pense qu’il serait temps peut-être de changer de communauté ».

« Il est vrai – poursuit le Pape François – quelques fois nous sommes crédules. Nous vivons la tentation commune de critiquer par satisfaction personnelle ou pour provoquer (rechercher) un avantage personnel. Quelques fois les crises de la fraternité sont dues aux fragilités de la personnalité, et dans ce cas il est nécessaire de demander l’aide d’un expert, un professionnel, un psychologue. Pas besoin d’avoir peur de cela ; on ne doit pas avoir peur de tomber nécessairement dans le psychologisme. Mais nous ne devons jamais agir comme des gérants devant le conflit d’un frère. Nous devons compatir de tout cœur ».

« La fraternité est quelque chose de très délicat. Dans l’hymne des premières vêpres de la solennité de Saint Joseph dans le bréviaire argentin, on demande au Saint de garder l’Eglise avec ternura de eucaristia, « tendresse eucharistique ». Voilà donc comment traiter les frères : avec tendresse eucharistique. Nous devons adoucir les conflits. Il me vient à l’esprit lorsque Paul VI reçu la lettre d’un enfant avec beaucoup de dessins. Paul VI dit, une table sur laquelle ne doivent arriver que des problèmes, l’arrivée d’une telle lettre lui fit beaucoup de bien. La tendresse eucharistique ne couvre pas le conflit, mais elle aide à l’affronter en hommes ».

Conclusion

Nous connaissons le ver en soie (Bombyx mori), qui secrète un fil de soie, avec lequel il forme une coquille dans laquelle il s’enferme pour se transformer en chenille, et puis en papillon. Cet insecte représente le défi qui nous attend : voulons nous mourir comme des chenilles ou recommencer à vivre en volant ?

« Le point essentiel de notre vocation est de travailler pour le salut des pauvres gens des champs. Tout le reste est accessoire. […] Ne sommes-nous peut-être pas chanceux, frères, de reproduire de façon naturelle la vocation de Jésus Christ ? Qui, mieux que les missionnaires vincentiens, sont les ténors de l’idéal d’une vie à la suite du Christ ? » Ce sont les mots mêmes de Saint Vincent.

Ces mots ne sont-ils que du vent ? Judas dirait oui, au moins selon les réprimandes qui lui ont été faites à Béthanie : « pourquoi n’avoir pas vendu ce parfum pour 300 dinars et les donner aux pauvres ? » (Jn 12, 5). L’aide aux pauvres vaut-elle plus que l’amour pour Jésus ? Pourquoi le parfum de la Mission n’est pas répandu par une action à caractère social ? un charisme qui invite à aller annoncer et porter la miséricorde a-t-il encore un sens ? N’est-ce pas voler aux pauvres un temps et des ressources qui seraient mieux employés dans une initiative sociale ? Justin de Jacobis a-t-il bien fait de se dépenser à prêcher l’évangile à un peuple, ou alors notre ex confrère Sapeto qui a abandonné la mission pour favoriser la conquête coloniale de ce même peuple ? Tout se réduit finalement à savoir quel est vraiment le charisme vincentien. C’est un nard pur. C’est un parfum. Quelque chose qui se réalise en se donnant. Le don n’a pas de prix.

Raison pour laquelle Saint Vincent ajoute : « Imaginons-nous que le Seigneur nous dise :  » Partez, missionnaires, partez ; mais comment ! Vous êtes encore là ? Regardez les pauvres âmes qui vous attendent et dont le salut dépend peut-être de votre prédication et de vos catéchismes ! ». Il faut bien réfléchir et savoir que Dieu nous a réservé en ces temps pour telles âmes, et non pour telles autres » (XI, 133ss). Si nous vivrons le charisme de la Mission avec cette disposition de « sortir vers l’autre et vers le Tout AUTRE » comme le parfum de Marie, alors le sacrifice de plusieurs dans la Mission et dans la famille vincentienne n’aura pas été vain.

Prière

(Lc 1, 46-55 : traduction d’André Chouraqui)

Et Miriâm dit : « Mon être exalte IHVH-Adonaï ;

Mon souffle exalte pour Elohîms, mon sauveur, parce qu’il a regardé l’humilité de sa servante.

Voici, désormais tous les âges me diront : En marche !Oui, le Puissant fait pour moi des grandeurs, et son nom est sacré.

Son secours matriciel, d’âge en âge sur ses frémissants Il fait prouesse de son bras ; Il disperse les orgueilleux en l’intelligence de leur cœur.

Il fait descendre les puissants des trônes, mais relève les humbles.

Il remplit de biens les affamés, ayant en mémoire le matricier,

Comme il l’a dit à nos pères en faveur d’Abrahâm et de sa semence, en pérennité ».

Luigi MEZZADRI, CM 🔸

La crise de la vie consacrée n’est pas de nature morale, mais beaucoup plus existentielle, de signification, de sens de mission. Nous devons retrouver notre mission et vocation « d’illuminer le futur ». On doit retourner à la prophétie, réveiller le prophétisme de la vie consacrée.

Traduction :

Emmanuel Patrick Issomo Mama CM