Sur le fragile support d’un réseau social, que d’aucuns pourraient estimer exorbitant au regard de ma condition, mais dont je suis persuadé au contraire qu’il peut se révéler d’une extraordinaire fécondité calmement subversive, j’ai tenté, durant ces temps d’exception, une aventure qui éprouve désormais le besoin d’un sage répit, mais qui ne va pas moins se poursuivre et qui aperçoit déjà l’ampleur de ses conséquences.

De la mythologie chrétienne à la foi modeste

Sur le fragile support d’un réseau social, que d’aucuns pourraient estimer exorbitant au regard de ma condition, mais dont je suis persuadé au contraire qu’il peut se révéler d’une extraordinaire fécondité calmement subversive, j’ai tenté, durant ces temps d’exception, une aventure qui éprouve désormais le besoin d’un sage répit, mais qui ne va pas moins se poursuivre et qui aperçoit déjà l’ampleur de ses conséquences. À travers l’immense nébuleuse des partages sans lendemain ni substance, et pariant sur l’efficacité de mon jeu sérieusement enfantin, j’ai permis que se réalisât la coagulation d’une galaxie, et de ce qui pourrait n’être qu’un exutoire de balivernes, qu’un universel amusement sans lieu capital ni finalité, j’ai fait et continuerai de faire le vecteur d’un questionnement audacieux et fondamental, le lieu de rendez-vous d’un peuple de baptisés – et de non baptisés – bien plus théologiens qu’on ne le pense. Le billet que j’entreprends aujourd’hui – le huitième depuis que s’est déclarée la Peste – parachèvera l’octave et marquera une espèce de point d’orgue. Il s’y mêlera une note de gravité, plus sensible encore que dans les précédents, et qui lui vient tout à la fois de la charge confidentielle, voire confessionnelle, qui l’anime et de l’importance extrême des matières qu’il aborde.

À Rome, la Ville où je suis né, il est une rue qui porte le nom mystérieux de Via delle Botteghe oscure, « la rue des Boutiques obscures », sans doute à cause des activités artisanales qui s’y déployaient, dans des échoppes visitées très parcimonieusement par les rayons du soleil. Eh bien, c’est cette rue-là que j’habite depuis quelques années, au sens figuré, c’est dans cette rue-là que je m’enfonce. Dieu merci, j’ai découvert que j’y avais beaucoup de voisins et que d’autres boutiques obscures jouxtaient la mienne. J’en découvre même chaque jour de nouvelles. Alors le cœur m’en a dit de sortir sur le seuil de ma boutique et d’inviter ceux qui habitent le même quartier. Pour leur partager ma nuit. Pour que nous fassions commerce de notre nuit commune. Pour que nos nuits – nos nuits spirituelles, nos « nuits de la foi » – se disent bonjour. Serait-ce succomber à l’impudeur que d’exhiber des ténèbres si intimes qui risquent d’effarer certains ? Je ne le crois pas, car en se reconnaissant fraternelles, nos nuits qui se côtoient s’allument mystérieusement les unes aux autres et font une espèce de clarté. Notre grande nuit commune de la foi, toile de fond de ces propos, est un lieu de retrouvailles, et peut-être le plus pressé, le plus honnête, le plus chaleureux de tous. Car c’est notre foi, oui, c’est tout bonnement notre foi qui se voit soumise aujourd’hui à une épreuve d’une radicalité sans seconde. C’est jusqu’aux assises de la foi, avec ses affirmations traditionnelles et son contenu paresseusement répété, que vient retentir en nous le séisme actuel, séisme dont les « abus », si odieux soient-ils, ne sont pas, et loin de là, me semble-t-il, le véritable épicentre. Oui, l’état des lieux qu’il nous incombe de faire n’est pas seulement d’ordre institutionnel, éthique, politique : il est – et j’y tiens, bien que peu aillent fouiller jusqu’à ces profondeurs – d’ordre métaphysique. Décidément, l’épisode historique de la pandémie aura ses prophètes et ses martyrs. Ses martyrs, c’est-à-dire ses témoins qui osent une parole, et peut-être, qui sait, ses victimes, si la parole qu’ils ont osée n’est pas reçue.

Nous autres, qui sommes parvenus à la sixième décade de notre âge – je parlerai ici, qu’on m’en excuse, à ma génération, mais sans oublier les plus jeunes –, nous autres, dis-je, qui sommes parvenus en quelques années à l’âge d’homme, comme si le « Phénomène humain » avait accéléré en nous son irrésistible poussée, nous sommes les enfants d’un double désenchantement. Je ne dirai pas grand-chose de celui du monde. Comme les années soixante étaient douces encore dans leur ingénuité, dans leur aisance raisonnable, dans leur enthousiasme presque médiéval ! Depuis ces temps-là, nous avons connu la révolution numérique, il est vrai, mais surtout la désillusion croissante d’un progrès global et irréversible de l’humanité. Si la menace atomique s’est quelque peu estompée du champ de nos obsessions, nous avons assisté, en revanche, à l’explosion du terrorisme international (le sinistre 11 septembre 2001 nous a fait basculer brutalement dans un siècle nouveau dont la science-fiction semblait inspirer le premier acte) et la catastrophe écologique, parvenue au stade d’évidence, s’impose désormais à nous comme une eschatologie séculière dont notre planète usée porte en elle-même l’effrayante promesse. La culture humaniste qui appelait autrefois tout l’élan de notre ferveur et qui faisait le fond de nos études universitaires a cessé d’être une patrie commune pour devenir un isoloir, à tel point qu’écrire une phrase complexe (comme celles dont on faisait jadis à l’école l’analyse logique) passe désormais pour une bizarrerie, sinon pour une insulte. Mais il faut parler aussitôt d’un autre désenchantement, plus sensible encore, parce qu’il touche au continent bien-aimé dont nous espérions qu’il nous consolât des horreurs du monde : je veux parler du désenchantement qui nous vient de l’Église, oui, de l’Église elle-même. Car nous étions nés – quelle heureuse étoile ! – sous le signe d’un concile sans anathèmes ni prétexte défensif, un concile de pure générosité, animé par un souffle sans exemple dans l’histoire de l’Église. Ce concile, nous l’avons accueilli, nous avons travaillé sur lui, avec lui, pour lui, à tel point qu’il a pu décider des orientations majeures de notre vie, avec les coûteuses ruptures qu’elles exigeaient parfois de nous. Et depuis, qu’avons-nous vu ? Que voyons-nous désormais sur les vestiges d’un édifice dont un nombre toujours croissant de clercs ignorent l’architecture et qu’ils n’honorent même pas de leur visite, parce qu’il n’existe plus à leur yeux ? Après un épisode de vandalisme soixante-huitard qui a saccagé la liturgie, et tandis que se poursuivait, malgré tout, l’inexorable reflux du catholicisme dans le paysage sociétal, nous avons vu les vieux démons de l’institution reprendre insensiblement leurs droits. Nous avons vu l’infléchissement passablement conservateur des mouvements charismatiques, l’assoupissement progressif de l’aventure œcuménique, la substitution de la culture du merveilleux (apparitions et guérisons à tout-va) à l’approfondissement des Écritures (aliment substantiel de la foi), la Guerre des Missels et la remontée des vieux sédiments maurassiens, les pulsions récurrentes d’une frange protestataire sur les questions d’éducation et d’éthique sexuelle, le travestissement du catholicisme le plus classique sous les trémoussements jeunistes de la pop-louange, la démystification de fondateurs proposés à une admiration sans discernement, un bipapisme larvé qui se trouve des complaisances jusque dans les plus hautes sphères de la hiérarchie et, pour finir, non pas l’ostension de reliques resplendissantes, mais l’ouverture de cloaques masqués par de longues et incompréhensibles compromissions. Avec ceux-là mêmes qui avancent les droits de la Tradition, le malentendu est complet, car, indifférents à ses sources vives qu’inventoriaient les grands ténors de la théologie du siècle dernier, ils n’en cultivent que le fantôme et n’en étreignent que la garde-robe.

Mais toute cette écorce décevante de l’histoire n’est pas grand-chose encore au regard des profondeurs auxquelles le désenchantement plonge en nous désormais ses racines. Car il s’est produit un événement bien plus considérable, bien plus tragique, quelque chose de si énorme et de si douloureux que l’on en parle à voix basse et que bien peu, à vrai dire, se risquent à l’avouer, craignant non seulement de passer pour des transfuges, mais de s’aliéner les relations, les amitiés que leur mutisme (sinon leur mensonge) leur assure. Sous l’effet d’une pression impossible à contenir, venue tout à la fois du dedans et du dehors, implacable comme une réaction chimique, des pans entiers de notre édifice intérieur, de nos représentations familières et de nos certitudes tranquilles se sont effondrés, et nous les voyons, navrés, s’éloigner de nous comme ces morceaux de banquise que mine l’irréversible réchauffement des eaux. Le ciel, « si bleu, si calme, par-dessus le toit », le toit, sur nos têtes, soudain s’effrite comme un stuc. Confronté à la maturation qui s’opère en nous, à la majesté toujours plus évidente de l’Univers et de l’Histoire, à la pluralité légitime et respectable des voies que l’humanité a empruntées pour approcher le mystère qui l’enveloppe et la dépasse, le système solaire, si harmonieux, si ingénu, si rassurant, de nos « célestes vérités » n’apparaît plus que comme la banlieue momentanée d’une incommensurable galaxie. Et nous voilà nus, démunis, grelottant de froid, sous un firmament dont nous ne voyons ni arcs-boutants, ni abside, ni clef de voûte, au beau milieu d’une marche forcée dont le Maximus Poeta (encore lui) a magnifiquement stylisé le paysage et l’allure : Ibant obscuri sola sub nocte per umbram[1] : nous « avançons, obscurs, sous la nuit solitaire. » Comment n’entendrais-je pas toujours, à plus de quarante ans de distance, et avec le même saisissement, la clameur léonine de Nietzche, telle que je l’entendis, adolescent, au Théâtre du Quai d’Orsay, lors d’une représentation de Ainsi parlait Zarathoustra mis en scène par Jean-Louis Barrault ? « Dieu est mort ! » Et comment ne retiendrais-je pas, dans le sens de la modestie qu’impose cet indiscutable décès, l’Humilité de Dieu du Père François Varillon (1975) et l’Effacement de Dieu de Gabriel Ringlet (2013)? Mais alors, je le demande, l’institution à laquelle j’entends toujours appartenir de tout cœur au titre de ma vocation baptismale et monastique, peut-elle entendre un tel désarroi, un tel désemparement partagé aujourd’hui par tant de chrétiens, par tant d’hommes et de femmes de bonne volonté, sans me rejeter de son sein, et peut-être m’écraser, au titre de cette possession intégrale, immuable et exclusive de la vérité, dont il n’est pas tout à fait sûr qu’elle ait perdu l’instinct, dont il n’est pas tout à fait sûr que, dans son sein, certains ne caressent pas encore le rêve ? Aujourd’hui, l’institution est-elle en mesure de comprendre, d’accompagner, davantage, de bénir le désarroi – non dépourvu d’un gai savoir – de tous ceux qui, en l’espace d’une vie, de quelques années parfois seulement, se découvrent sans rien où reposer leur tête ? Est-elle capable de se convertir en institution de la Nuit ? Comme ce titre inédit serait beau, pourtant, sur son portail ! Mais se peut-il qu’il existe jamais une institution de la Nuit ?…

Beaucoup de chrétiens (en fait, la proportion doit être énorme, terrifiante) se satisfont d’une mythologie chrétienne, non pas ignorance, mais par peur, par paresse, je n’ose dire par intérêt. Beaucoup de chrétiens en restent au stade mythologique, touchant aux origines du monde et de l’homme, touchant aux origines de Jésus, touchant à la résurrection, touchant à ce que l’on appelait jadis les « fins dernières ». Ce disant, je ne voudrais pas que l’on me soupçonnât du moindre mépris pour les simples ni les tout-petits auxquels l’Évangile accorde sa préférence (Mt 11, 25) : j’en connais trop, j’en fréquente trop d’admirables dans les murs et hors les murs, et je me défendrai moi-même toujours farouchement d’être un savant ou un « intellectuel », au sens mondain que l’on donne à ces termes. Mais cette simplicité, cette petitesse évangélique, la vraie, avide d’intelligence de la foi, ne s’entretient ni de la peur, ni de la rigidité, ni de je sais quelle inertie spirituelle. Beaucoup de chrétiens, prenant leurs imaginations pour la chair de Dieu, ont confondu et confondent encore le Dieu incarné avec un Dieu anthropomorphique, projection géante des puissants qu’ils ont portés ou désirent porter sur les trônes de ce monde. L’on a fait jadis un Dieu sur le patron de l’empereur romain qui garantissait au christianisme son statut de religion d’état, plus tard on a fait un Dieu sur le modèle du monarque absolu qui se nommait, non sans quelque aplomb, le « Très-Chrétien » : l’on fait aujourd’hui un Dieu qui n’est, somme toute, que le garant suprême d’une vaste sécurité sociale aux prolongements posthumes. Des voix très autorisées ont fait observer que le monde avait cessé d’être chrétien : je ne suis pas certain (et je ne suis pas le seul) qu’il ait seulement commencé de l’être.

La foi a ses charbonniers, du moins ceux qui se proclament comme tels, par peur inavouée de cesser de l’être, ou de ne l’être déjà plus tout à fait. Nous n’entendons pas manquer de respect ni de considération fraternelle à leur égard, mais nous leur demandons de bien vouloir se représenter qu’on puisse ne pas être, ne plus être aujourd’hui charbonnier, et de considérer à leur tour fraternellement la légitimité d’une posture croyante différente de la leur. Abstraction faite de toute catégorisation d’ordre intellectuel ou social (bien trop mondaines pour entrer en ligne de compte en ces matières si délicates), les « vases » qui reçoivent la parole de la foi ne sont pas tous, qu’on le veuille ou non, de la même fabrique : chacun la reçoit selon sa culture humaine et spirituelle, selon sa capacité[2], de sorte que les pots qui s’estiment fièrement de fer ne sauraient bousculer inconsidérément ceux qui, plus inquiets, plus accessibles à la grande énigme de l’existence, se sentent plutôt d’argile. Nous demandons simplement, face à nos frères, la permission, la grâce d’être des hommes qui doutent (il peut se rencontrer tellement d’intolérance chez les installés, les peureux, les faux simples !). Beaucoup vivent dans la somnolence des certitudes sommaires et confortablement soustraites à toute mise en question : nous, qui sommes entrés dans une agonie où passent notre noblesse d’homme et notre secrète joie, nous leur disons, sur le point de nous lever pour aller à notre destin : Désormais vous pouvez dormir et vous reposer : voici toute proche l’heure… (Mt 26, 45). Nous composons gentiment, poliment, cordialement, avec l’usage et le paysage officiels : comme Pierre et Jésus nous nous acquittons du didrachme (Mt 17, 24-27), comme Paul nous satisfaisons aux rituels de purification (Ac 21, 23-26), mais, en notre for interne, nous sommes rendus plus loin, de plus en plus loin, presque à l’étranger. Nos paroles, notre lucidité, notre énergie dérangent les forces d’inerties (les plus totalitaires qui soient au monde) : mais quoi ! faut-il nous excuser d’être des vivants ? Car il nous incombe à nous, les vivants, de préserver aujourd’hui la foi – la foi nocturne et nue – non des hérésies, mais d’une triple réduction : de sa réduction à un discours mythologique, si rassurant soit-il ; de sa réduction à un discours moralisateur, si édifiant soit-il ; de sa réduction à un discours humanitaire, si généreux soit-il. Les trois péchés-mignons, en somme, du discours ecclésiastique. À la phraséologie intempérante de « l’amour », ressassée partout ad nauseam sur les lèvres ecclésiastiques et servant de cache-misère à une lamentable jachère intellectuelle, nous préférerons des arêtes plus vives, des inquiétudes plus fécondes et des aridités plus ardentes. Attendu que la foi véritable met à vif et à vide, le service ecclésial de la parole devrait consister à désigner, à attiser notre béance existentielle plutôt qu’à la combler avec un décor, voire des bibelots, qui humilient son inaliénable grandeur.

L’épreuve du désenchantement, donc, nous a ôté un premier ciel où se mêlait trop de notre artifice. Elle a aussi dérobé le sol sous nos pas, de sorte que, avec ce qui nous reste, il va nous falloir retrouver un nouvel équilibre. Non pas reconstituer un système de fortune, mais embrasser, enfin, une complète précarité. Paradoxe : il va nous falloir, hors sol, sans sol sous nos pas, devenir et demeurer solides. Nous n’avons pas de propriété foncière : comme se l’était entendu dire le premier homme – le premier marcheur – de l’histoire, la Terre est foncièrement Promesse : Va vers le pays que Je te montrerai (Gn 12, 1). Notre condition métaphysique se découvre donc comme une fondamentale pauvreté. Et comme le désenchantement nous a dépaysés d’un ciel et d’une terre trop faciles, il nous a aussi, par définition, soustrait un chant trop étourdi. Et comme il va nous falloir trouver un autre équilibre dans le vertige, il va nous falloir, non pas retrouver un chant identique, mais trouver pour de bon le chant nouveau. Car le chant nouveau ne monte peut-être que sur les ruines laissées par le désenchantement : j’ai toujours été frappé par le fait que, dans l’ordre canonique de notre Bible, le Cantique des cantiques succédait immédiatement à l’Ecclésiaste, le livre du chant printanier à la litanie du désenchantement qui devait trouver lui aussi sa place (comme l’Écriture est bien faite !) parmi les Livres inspirés, parmi les âges inspirés de notre vie. Dépouillés de toute possession, de toute position mondaine, il ne nous reste plus qu’à vivre, pour parler comme Patrice de La Tour du Pin, « reclus en Poésie ». Il ne nous reste plus qu’à vivre poétiquement au monde, ce qui n’a rien à voir avec la mièvrerie, ni l’utopie, ni la désertion. Vivre poétiquement au monde, c’est-à-dire consentir à des épousailles avec le réel, dans l’attention, la gratitude, la frugalité, la véhémence, la liberté, en posant des mots et des actes qui laissent transpirer l’indicible, en venant constamment dans l’Ouvert, selon le conseil amical de Hölderlin[3]. La Poésie nous demeure comme la souveraine exactitude (la seule, sans doute, dont nous soyons capables), l’être poétiquement au monde comme l’être au monde le plus exact, le plus modeste et le plus empreint de gravité. La célébration poétique du monde et du mystère qui le sature[4] est inaccessible à l’erreur, à l’outrecuidance et à la caducité : loin d’incarcérer le mystère, comme le fait trop souvent le langage à prétention explicative, elle l’instaure et l’émancipe.

Mais qu’allons-nous faire, dans ces conditions, du grand Récit chrétien (Ancien et Nouveau Testament) qui a bercé notre enfance, qui a façonné notre civilisation la plus intime, et que ne cesse de nous raconter en basse continue, de saison en saison, de jour en jour, cette « sainte liturgie » que nous devrions envisager et travailler désormais, non comme un supermarché cultuel (avec toutes les vulgarités concomitantes), mais comme une extraordinaire poétique de la foi, sous diverses formes symphoniques de langage ? Ce grand Récit, donc, il nous faut le détacher, non de la tradition spirituelle authentique qui lui fait un inestimable écrin, mais des discours ecclésiastiques qui nous le rendent inaudible, inaccessible, comme ferait un brouillage, car ce qui se prétend médiation n’est trop souvent qu’obstacle et repoussoir. Oui, il faut laver le Livre à la potasse, ou plutôt nous laver nous-mêmes de tout ce bavardage impertinent, nous défaire de tous les plis, de tous les prismes ecclésiastiques qui faussent dès le principe notre lecture, afin de rencontrer, pour la première fois peut-être, l’inouï de la Parole. Et puis que va-t-il advenir de l’édifice dogmatique dont nous avons pressenti, non sans effroi, la vétusté, et dont les décombres nous embarrassent ? Si nous ne voulons pas qu’on les visite, à l’avenir, comme de simples ruines, il va falloir que nous considérions les « dogmes » (ce nom nous fait trembler encore lorsque nous y touchons) non comme des boîtes contraignantes de la vérité catholique, mais plutôt, eu égard à l’obsolescence de bien des concepts qu’ils ont mis à contribution, comme des porches ouvrant sur des puits profonds (Jn 4, 11), des pâturages plantureux (Jn 10, 9), des espaces théologiques à inventorier sans cesse à nouveaux frais. Les articles du Credo ne sont pas, si j’ose dire, des morceaux de Dieu intouchables sous peine de mort, mais des propositions[5] spacieuses, désignant vaille que vaille, à travers des termes humains nécessairement provisoires, des réalités d’ordre eschatologique : non pas derrière nous comme acquises, définies, possédées, mais devant nous comme motrices, attractives et infinies[6]. « Je crois en Dieu », en somme, mais le Credo n’est pas Dieu.

De tout cela, nous pouvons tirer les conséquences relatives à la structure, non pas hiérarchique, mais ministérielle de l’Église, puisque aussi bien, si elle se réclame de l’Évangile (Lc 22, 24-27 ; Jn 13, 4-15), l’Église ne peut avoir de structure que ministérielle. Cette structure authentiquement ministérielle, dont on aspire à ce qu’elle se substitue enfin au modèle suscité par la « fabrique du sacré » dont j’ai parlé dans ma dernière lettre, émanera presque naturellement d’une prise en considération réaliste de la configuration actuelle du peuple chrétien, d’une écoute « virginale » de la Parole et de la nécessité d’une retraduction intégrale de ce qui arrive au monde avec Jésus-Christ, de ce qui est donné, proposé au monde, en Jésus-Christ. Aussi, plutôt que d’un Magistère de l’Église (rendu tellement problématique par la révélation, non de Dieu, mais des égouts et des mauvais lieux de l’institution), on parlera d’un ministère de l’Église, c’est-à-dire d’un service de la proposition chrétienne faite au monde. Autant de choses que le pape François a profondément comprises et qu’il met courageusement en œuvre.

Il leur dit : « Quels sont donc ces propos que vous échangiez en marchant ? » Et ils s’arrêtèrent, le visage sombre (…) « Nous espérions, nous, que c’était lui qui allait délivrer Israël… » (Lc 24, 17-21). N’est-ce pas un désenchantement qui s’exprime sur les lèvres des deux pèlerins d’Emmaüs ? Eh bien, ce qui survit – Celui qui survit au désenchantement, à notre désenchantement, c’est le Ressuscité[7], chef de notre foi, qui la mène à la perfection (He 12, 2). Non pas le « dogme » de la résurrection dont on revendiquerait la propriété, mais le Ressuscité, le Vivant lui-même. Car seul le Vivant peut survivre à ce qui est mort. Et non seulement à ce qui est mort, mais aux vivants eux-mêmes, parce qu’il est le Sur-vivant. Le Vivant vit dans son Église comme Mystère, il survit à son Église comme institution. Le Ressuscité ne se rencontre pas de manière abstraite ni idéologique, mais sous le régime de l’amitié, à travers une amitié qu’il instaure lui-même – Je ne vous appelle plus serviteurs, mais amis (Jn 15, 15) – et qui nous fait mystérieusement rejoindre son humanité concrète, individuelle, historique, assumée dans la gloire (1 Tm 3, 16) du Père. D’autant plus ombrageuses qu’elles sont plus persuadées de leur inaltérabilité, pourtant démentie par les intempéries de l’histoire et la marche de l’esprit humain, les forteresses dogmatiques sont pour les esclaves qui ont peur (Rm 8, 15), peur d’eux-mêmes comme de ceux du dehors. Le Vivant, lui, imprévisible et insaisissable, ne se manifeste qu’aux amis. Le « Compagnon blanc », pour revenir à lui, n’est accessible qu’aux amis, le « blanc » pouvant d’ailleurs être rempli de façon passagère et discrète par tel ou tel compagnon humain qui, sans prendre sa place, devient, le temps d’une étape partagée, « sacrement » de sa Présence. Car s’il se révèle dans l’amitié, le Ressuscité se révèle aussi dans la marche : de tout ce qui s’installe il s’absente, et comme le chant accompagnait la marche, il cesse sitôt que l’on s’arrête de marcher. Avec la marche et l’amitié la conversation fait bon ménage, et c’est au milieu d’elle, aussi, que le Ressuscité se produit. Une conversation dont il est lui-même la matière avant que d’en être l’interlocuteur et le protagoniste : Quels sont donc ces propos que vous échangiez en marchant ?…Revenons un instant sur nos pas : Notre cœur n’était-il pas tout brûlant au-dedans de nous ?… (Lc 24, 32) N’est-ce pas la présence du Ressuscité dont nous avons fait l’expérience au milieu de la conversation presque infinie à laquelle ces « Lettres », exactement contemporaines du Temps pascal, ont donné et vont continuer de donner matière ? Ces « Lettres » dont la trouvaille poétique, c’est-à-dire active, m’a été tout simplement donnée, sans que je l’eusse prévu le moins du monde.

Mais, remarquons-le bien – et il faut nous le redire, et il faut nous y faire, contre les tentations de la mythologie –, le Ressuscité ne supprime pas la Nuit. Le souper d’Emmaüs, dans la pénombre, sera suivi d’une nuit complète, et de bien d’autres nuits encore. La Nuit a seulement changé de signe : O vere beata Nox, « Ô Nuit vraiment bienheureuse ! », comme il se chante à l’orée de la Vigile pascale. Non, heureusement, le Ressuscité n’annule pas la Nuit, pas plus qu’il ne nous en dispense : il l’habite, il la partage avec nous, alors même qu’elle se charge des plus épaisses ténèbres. Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? (Mt 27, 46). Cette Nuit, notre grande nuit commune, contemporaine, l’Ami l’ajoure de sa Présence et de son Absence, celle-ci et celle-là demeurant mystérieusement simultanées. Leurs yeux s’ouvrirent et ils le reconnurent, mais il avait disparu à leurs regards (Lc 24, 31). Il se fait tard et déjà le jour baisse, avait-il été dit un peu auparavant : le crépuscule a aujourd’hui ses chantres et ses pleureurs mélancoliques, je le sais, mais pleurer sur le crépuscule ne suffit pas, surtout lorsqu’il se mêle beaucoup d’idoles et de dieux désuets à ce que l’on regrette : il faut affronter, il faut passer la Nuit. Il faut y travailler aussi – per totam noctem laborantes (Lc 5, 5) – même sans rien prendre.

Je dédie particulièrement ce texte, quasi testamentaire (dans le sens de la vie), non à des « gnostiques », non à une élite, mais à tous mes frères et sœurs en Église, en marge de l’Église ou en dehors d’elle ; à tous mes « coreligionnaires » : ceux qui se sont déjà manifestés, et ceux qui vont se déclarer encore à l’avenir. La Sagesse aurait-elle été reconnue par ses enfants (Lc 7, 35) ? En lançant ce texte et ceux qui l’ont précédé, comme de fragiles et audacieux esquifs, sur un océan d’humanité que je devine, je ne quête ni admiration, ni célébrité, ni cet engouement qui s’attache aux pas des prédicateurs complaisants : les régions du cœur que j’espère atteindre ont trop de délicatesse, celles de la foi trop de gravité. Seule une nécessité intérieure m’a poussé à écrire en ces temps décisifs, et je ne désire faire œuvre de rien sinon d’honnêteté, habité que je suis par la certitude qu’il n’est de possibilité, désormais, que pour une foi modeste. D’aucuns, entendant parler d’une « compagnie » du « Compagnon blanc », et peu coutumiers, sans doute, des espaces où se meut le langage poétique, se sont inquiétés de ce j’eusse le dessein de fonder quelque phalanstère ou quelque secte. Qu’ils se rassurent : pressé de m’effacer, mais non pas indifférent aux suites de mes semailles, je les renvoie au seul « Compagnon blanc » et à sa seule Compagnie qui est l’Église comme Mystère ; Mystère dans lequel nous tâchons de rentrer avec notre humanité, notre bonhommie, notre hommerie aussi parfois, en un mot, comme institution. La liberté de parole dont j’ai usée (parole non magistrale, mais latérale, comme il en est parfois besoin)[8], ne s’alarme pas des inévitables délations que la peur suscite : je n’ai nulle place à gagner, et je n’en ai pas davantage à perdre.

En écoutant, les larmes aux yeux comme toujours, le Credo de l’immense Messe en Si mineur de Jean-Sébastien Bach, je balbutie : Et in Spiritum Sanctum. « Je crois au Saint-Esprit ». Non pas à un troisième « marmouset » assis sur un trône, comme notre Calvin se plaisait à moquer les représentations rudimentaires de la Sainte Trinité, non pas à un « Invertébré gazeux », comme parlait le regretté Père André Manaranche, victime du Covid, mais à la respiration filiale de l’homme Jésus vers le Père, mise à la disposition de nos propres poitrines (Rm 8, 15-17 ; Ga 4, 6), mais à son dernier souffle à nous laissé (Mt 27, 50 ; Jn 20, 22) comme semence dans ce monde. Reple cordis intima …

[9] Oh, comme j’aimerais pour moi-même, pour nous tous, une Pentecôte qui ne fût ni d’excitation charismatique (qu’on me pardonne…), ni de triomphalisme ringard (qu’on me pardonne encore…) ! Une Pentecôte intime, recueillie, modeste, à l’aune d’une foi modeste. Aussi est-ce dans le recueillement d’un clair-obscur avoué et partagé que, perpétuel novice de la foi, j’articule cette prière : Emitte lucis tuae radium. « Envoie un rayon » dans ma boutique obscure pour que, de l’étoffe même de mes nuits, je confectionne de la clarté, pour qu’en prenant sur mes nuits je fasse à l’usage de mes frères un peu du jour à venir.

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[1] Virgile, Énéide, VI, 268.

[2] C’est ici qu’il y a lieu de se souvenir de l’adage scolastique : Omne quod recipitur ad modum recipientis recipitur, autrement dit : « Tout ce qui est reçu est reçu selon les capacités de celui qui reçoit. »

[3] Hölderlin, Élégies, La Promenade à la campagne, à Landauer.

[4] Je dis bien le mystère qui sature ce monde-ci. Car, à proprement parler, il n’y a pas d’arrière-monde (explicatif de ce monde-ci). Ce monde-ci est bien assez grand. Il est bien assez grand pour être un monde, à lui tout seul. Ce monde-ci suffit à cette espèce de dévotion humble et silencieuse qu’est déjà notre simple être-au-monde : car n’est-ce pas déjà une « religion », et une religion suffisante, que de recevoir ce monde, de l’habiter et de le construire ? Qui me voit, voit le Père, dit Jésus (Jn 14, 9). Mais le Père n’est pas un arrière-monde. Il est le Père, et cela nous suffit (Jn 14, 8). Il est un Autre. Il est temps d’en finir avec le Dieu des causes, de liquider la compromission du Dieu de Jésus-Christ avec le Dieu des causes. Dieu n’est pas en cause et, Dieu merci, par conséquent, l’on ne peut l’accuser de rien, surtout pas du mal qui est au monde. Le Dieu des causes est bel et bien mort : le seul Dieu véritable est le Dieu de la Vie, car la Vie seule, comme Phénomène, est irréfutable et digne d’ « adoration ».

[5] « propositions » au double sens d’énoncés et d’éléments de sens et de vie mis à la disponibilité de tous, de tout le monde.

[6] Simone Weil écrivait au Père Couturier, en 1942 (Lettre à un religieux) : « Si on demande à plusieurs prêtres si telle chose est de foi stricte, on obtient des réponses différentes et souvent dubitatives. Cela fait une situation impossible, alors que l’édifice est tellement rigide (…) La croyance qu’un homme peut être sauvé hors de l’Église visible exige que l’on pense à nouveau tous les éléments de la foi, sous peine d’incohérence complète. Car tout l’édifice est construit autour de l’affirmation contraire, que presque personne aujourd’hui n’oserait soutenir. On n’a pas encore voulu reconnaître la nécessité de cette révision. On s’en tire par des artifices misérables. On masque les dislocations avec des ersatz de soudures, des fautes de logique criantes. Si l’Église ne reconnaît pas bientôt cette nécessité, il est à craindre qu’elle ne puisse pas accomplir sa mission (…) Les dogmes de la foi ne sont pas des choses à affirmer. Ce sont des choses à regarder à une certaine distance, avec attention, respect et amour. »

[7] Le Ressuscité, c’est-à-dire non le sujet d’une réanimation corporelle, évidemment inadmissible, mais Jésus, fait Seigneur et Christ (Ac 2, 36) dans l’Événement pascal ; Jésus, qui, comme grain tombé en terre, n’est plus seul (Jn 12, 24), mais dont nous sommes les « relevailles » ; Jésus, dont la vitalité de la proposition chrétienne faite au monde garantit la présence ; Jésus, l’Avoué d’une Tendresse infinie, première, qu’il appelle le « Père » et notre « Père » (Jn 20, 17).

[8] Il ne s’agit pas d’exiger quoi que ce soit de l’Église, mais plutôt, du dedans même de l’Église, de travailler à sa beauté, à sa vie, à sa jeunesse : l’on ne transforme bien que ce que l’on aime.

[9] « Remplis l’intime du cœur de tes fidèles… » (Séquence Veni Sancte Spiritus de la messe de la Pentecôte).

 

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