Chers amis, pour fêter la Fête-Dieu et continuer à vous accompagner, je vous partage cette conférence que j’ai donnée il y a trois ans à Nantes, à la Maison Diocésaine.

Eucharistie et Communauté

Chers amis, pour fêter la Fête-Dieu et continuer à vous accompagner, je vous partage cette conférence que j’ai donnée il y a trois ans à Nantes, à la Maison Diocésaine.

Communions privées

Trempant alors la bouchée, il la prend et la donne à Judas, fils de Simon Iscariote. Après la bouchée, Satan entra en lui. Jésus lui dit donc : « Ce que tu fais, fais-le vite. » Mais cela, aucun parmi les convives ne comprit pourquoi il le disait (…) Aussitôt la bouchée prise, il sortit. Il faisait nuit (Jn 13, 26-30). Tableau d’une communion, mais tableau d’une communion sans fruit. Tableau étonnamment vivant d’une communion avortée. Tableau d’une communion privée, non que la communauté soit absente, mais parce que le communiant se prive ici lui-même de la communauté. Communion privée d’étoiles, comme la nuit dans laquelle le communiant s’abime après que la bouchée soit entrée en lui. Communion que la séparation pleinement consentie d’avec la communauté rend tragiquement inefficace : le pain, comme les pas, s’en va se perdre dans le grand dehors obscur, dans ce néant vaste et noir dont le refus de faire Corps fraternel avec Lui dilate soudain l’étendue. Et pour combien fait-il nuit, ainsi, tandis qu’ils sortent de l’église ! Pour nous aussi peut-être… Mais il y a aussi des communions de masse, des communions apparemment partagées, qui peuvent déboucher sur les mêmes solitudes et qu’entache le même sacrilège : Et puisque j’en suis aux recommandations, je n’ai pas à vous louer de ce que vos réunions tournent non pas à votre bien, mais à votre détriment. Car j’apprends tout d’abord que, lorsque vous vous réunissez en assemblée, il se produit parmi vous des divisions, et je le crois en partie (…) Lors donc que vous vous réunissez en commun, ce n’est plus le Repas du Seigneur que vous prenez. Dès qu’on est à table, en effet, chacun prend d’abord son propre repas, et l’un a faim, tandis que l’autre est ivre. Vous n’avez donc pas de maisons pour manger et boire ? Que vous dire ? Vous louer ? Sur ce point, je ne vous loue pas (1 Co 11, 18-22). Tableau de communions parallèles qui ne communient pas les unes avec les autres, d’une espèce de cantine qui jette un jour blafard sur des soupers moroses. Oserons-nous dire que ce désenchantement précoce de la communauté primitive n’est qu’histoire ancienne, lorsque, jusqu’au sein de leurs communautés aléatoires, tant de chrétiens se plaignent aujourd’hui de la solitude et de l’ennui ?

L’île de la Déception

Il existe, dans l’océan Austral, au nord de la péninsule Antarctique, une île qui s’appelle l’île de la Déception. N’est-ce pas ainsi que, presque infailliblement – et bien davantage à cause de ce que nous sommes qu’à cause de ce qu’elles sont – nous en venons un jour à baptiser nos communautés chrétiennes de toutes sortes, paroissiales ou religieuses ? C’est que nous sommes habités, ou plutôt hantés par l’idéal : Jour après jour, d’un seul cœur, ils fréquentaient assidûment le Temple et rompaient le pain dans leurs maisons, prenant leur nourriture avec allégresse et simplicité de cœur. Ils louaient Dieu et avaient la faveur de tout le peuple. Et chaque jour, le Seigneur adjoignait à la communauté ceux qui seraient sauvés (Ac 2, 46-47). La multitude des croyants n’avaient qu’un cœur et qu’une âme (Ac 4, 32). Au vrai, plutôt qu’un amont dont sommes désespérément déchus, ces textes dessinent un horizon eschatologique vers lequel nous sommes en marche. Avouons que nous abordons souvent nos propres communautés dans une disposition intérieure d’extériorité (sinon de supériorité) et que, semblables à des clients d’hôtel, nous leur réclamons la perfection comme un dû, au lieu de reconnaître que nous versons à la salle commune l’écot de notre propre misère. En consommateurs (éventuellement épisodiques), nous incriminons volontiers un manque d’apprêt, un manque de lustre et de luxe qui se remarquent d’abord en notre propre fond. Toujours est-il que la « déception » ressentie vient tout ensemble de l’ordinaire liturgique et des pauvretés diverses – patentes ou lentement découvertes – de la communauté qui célèbre. L’on vit, surtout, une espèce de divorce, d’inadéquation, entre le plan de la sacramentalité, de la ritualité, d’une part, et, d’autre part, celui de la vie communautaire. Certes, nous célébrons ensemble, mais nous ne vivons pas ensemble avec toute la ferveur, toute la chaleur qui se devrait, dont nous avons à la fois la nostalgie et le désir. Le nœud de la difficulté – du drame – est là, dans l’hétérogénéité tendancielle ou invétérée du célébrer et du vivre : la liturgie eucharistique est tout au plus une fonction, une prestation de la communauté, un épisode de l’emploi du temps de la communauté, mais elle n’en est pas vraiment l’assise, la source, la cime jubilatoire. Fons et culmen, comme parle le concile[1]. Nous savons – théoriquement – ce lien organique, ce lien matriciel ; nous le professons, nous en causons à l’occasion avec facilité, avec compétence, mais notre cœur est loin de lui (cf. Mt 15, 8), notre cœur est loin du compte, soit qu’il s’agisse de l’éprouver, soit qu’il s’agisse, plus encore sans doute, de le donner à vivre.

La tendance – la tentation – est grande aujourd’hui, dans nos communautés, de développer une piété eucharistique qui n’a que l’apparence d’un caractère communautaire. Car jusque sous ses caractères officiellement collectifs et associatifs, elle trahit un échec de la véritable vie eucharistique communautaire, en même temps qu’elle soustrait insensiblement à ses exigences. Certes, les adorations eucharistiques (qui jouissent depuis deux décennies d’une « popularité » certaine et respectable) se déclinent souvent sur le mode de la confraternité. Mais il faut veiller attentivement à ce qu’elles n’occultent pas le vif de l’action eucharistique qui demeure la célébration dominicale ou fériale elle-même. Elles cultivent un rapport spéculaire – spectaculaire – à l’Object eucharistique qui pourrait oblitérer, à la longue, la conscience d’appartenir au Corps ecclésial de Jésus-Christ. Si louable, si dévot, si bienfaisant soit-il, ce rapport « théorique » à l’eucharistie peut être recherché comme une consolation à l’absence ou aux carences de la vie communautaire elle-même et peut dispenser trop aisément d’une contribution effective et exigeante à cette vie. Certains mouvements d’adoration n’échappent-ils pas, en fait, à la vie concrète de telle ou telle communauté locale et ne court-circuitent-ils pas ses propositions modestes et méritoires ? Sous prétexte de développer un culte eucharistique – à vrai dire latéral par rapport à la célébration communautaire –, on se retrouve entre soi et l’on confectionne une communauté à sa guise. Comment ne pas entendre dans toute son actualité la recommandation de l’auteur de l’épitre aux Hébreux (10, 25) ? Ne désertez pas votre propre assemblée, comme quelques-uns ont coutume de le faire, mais encouragez-vous mutuellement, et d’autant plus que vous voyez approcher le Jour. Encouragées par la fluidité et la fragilisation croissante des communautés chrétiennes mises à l’épreuve par la disparition du modèle paroissial, les formes « transversales » et particularisées de vie et d’expérience communautaire ont assurément leur raison d’être, leur fécondité spirituelle et missionnaire, mais elles ne sauraient distraire du rude effort de faire communauté locale dans la dynamique liturgique du jour du Seigneur et dans la compagnie de ceux et celles qui portent, à travers l’obscurité et la pauvreté, la responsabilité pastorale. Prenons garde à ce que l’offre liturgique de nos communautés d’Église ne devienne la grande surface à laquelle vient s’alimenter, de façon latérale et dilettante, notre piété personnelle.

« Ses amis se tenaient à distance… »

Évoquer, approfondir le lien qui existe entre nos célébrations liturgiques et l’unité de nos communautés, c’est revoir, théologiquement et pratiquement, le regard que nous posons sur le « sacrement de l’amour », c’est tout simplement revoir notre théologie et notre expérience de l’eucharistie. Eh bien ! qui sait si ce regard n’est pas trop spéculatif, trop spectaculaire, trop doucement télévisuel, s’il se peut dire ? Nous aimons à considérer, à contempler, certes, et c’est louable. Mais peut-être regardons-nous de trop loin, à distance, comme les spectateurs de la mort de Jésus. Tous ses amis se tenaient à distance (Lc 24, 49). Le piège de ce rapport trop purement spectaculaire à l’eucharistie nous guette tous, fidèles aussi bien que ministres ordonnés. Nous entendons, nous disons : Ceci est mon corps, et nous restons spectateurs, et nous restons à distance de ce corps que nous réduisons à un objet, si admirable, si adorable soit-il, et nous restons, corrélativement, à distance les uns des autres. Nous assistons au Corps sans entrer en lui, sans nous engager en lui, sans réaliser que nous sommes ce Corps. Nous posons devant nous l’Objet sacramentel, et nous n’avons ni la conscience – ni surtout la sensation du Corps ecclésial. Comment pourrions-nous entendre et dire : Ceci est mon Corps, sans entendre et dire dans le même temps : Vous êtes, vous, le corps du Christ, et membres chacun pour sa part (1 Co 12, 27) ? Le Corps que nous désignons est le Corps dont nous sommes. Lorsque, comme ministres, nous prononçons à l’autel ces paroles : Ceci est mon corps, nous ne désignons pas un corps étranger, mais nous désignons et attestons le Corps ecclésial, le Corps mystique de Jésus-Christ dont nous sommes. À travers cette « indication », cette « démonstration » (ceci) sacramentelle et rituelle du Corps de Jésus-Christ, nous désignons –, nous osons désigner chacun de nos frères comme membre complémentaire du Corps total que nous sommes. Nos concélébrations devraient toujours être ainsi aménagées dans l’espace et ainsi vécues que, par-delà l’hostie désignée par les paroles de la consécration, nous voyions ceux qui – prêtres et fidèles – « concélèbrent » avec nous. En même temps qu’il se concentre sur le pain, notre regard devrait errer sur le cercle des concélébrants et sur la nef : le regard de la célébration eucharistique est toujours panoramique : c’est un regard de grand angle.

De miel et de sel

Notre regard sur l’eucharistie, notre rapport à l’eucharistie ne risque pas seulement d’être trop spectaculaire, trop spéculatif, trop télévisuel : il risque aussi d’être trop gourmand. Il ne faudrait pas que le « bon Jésus » devienne pour nous un bonbon. Sans doute Jésus-Christ est-il infiniment doux : Chargez-vous de mon joug et mettez-vous à mon école, car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez soulagement pour vos âmes (Mt 11, 29). Et la liturgie elle-même nous fait chanter devant le Saint-Sacrement : O Iesu dulcis, O Iesu pie, O Iesu Fili Mariae. Et la liturgie de la Fête-Dieu nous fait célébrer l’exquise douceur d’un Dieu qui se donne : O quam suavis est, Domine, spiritus tuus, qui, ut dulcedinem tuam in filios demonstrares, pane suavissimo de caelo praestito, esurientes reples bonis, fastidiosos divites dimittens inanes (antienne du Magnificat des Ières Vêpres). Et encore, comme nous y invite la plus ancienne des antiennes de communion (elle est attestée dans le De sacramentis d’Ambroise de Milan), nous sommes invités à « goûter combien le Seigneur est doux » : Gustate et videte quoniam suavis est Dominus (Ps 33, 9). Mais Jésus-Christ ne nous donne pas à goûter que sa douceur. S’il la réserve aux enfants, s’il la sait nécessaire aux enfants que nous sommes et devons persévérer à être à travers l’amertume de la vie et du monde, il nous éduque aussi, désirant que nous atteignions la plénitude de son âge (Ep 4, 13), à des saveurs plus fortes et à des viandes plus solides (n’est-ce pas de ce terme hardi qu’usait encore Bossuet pour parler du Corps du Seigneur) ? Que si Jésus-Christ est de miel, il est aussi de sel. Oui, Jésus est de sel, et il sale toute chose, et nous invite à être salés nous-mêmes. Vous êtes le sel de la terre. Mais si le sel vient à s’affadir, avec quoi le salera-t-on ? (Mt 13) C’est une bonne chose que le sel ; mais si le sel devient insipide, avec quoi l’assaisonnerez-vous ? Ayez du sel en vous-mêmes et vivez en paix les uns avec les autres (Mc 9, 50). Si le sucre se prête aux dégustations solitaires et s’accompagne de quelque complaisance, le sel, lui, est un condiment éminemment social : c’est sous son signe que l’on fait alliance : Tu saleras toute oblation que tu offriras et tu ne manqueras pas de mettre sur ton oblation le sel de l’alliance de ton Dieu (Lv 2, 13). Que votre langage soit toujours aimable, assaisonné de sel, avec l’art de répondre à chacun comme il faut (Col 4, 6). Communier au Corps de Jésus-Christ, ce n’est donc pas seulement savourer sa douceur : c’est aussi assimiler sa force. C’est ingérer un aliment qui présente une difficulté certaine, comme aussi bien approcher nos lèvres d’un breuvage qui nous dépasse : Pouvez-vous boire à la coupe que je vais boire ? (Mt 20, 22). Ne nous enchantons pas des suavités de l’eucharistie au point de nous anesthésier à sa rudesse. Car, encore une fois, communier au Corps de Jésus-Christ, c’est accepter, sans façons, l’âpreté d’un Corps dont nous sommes tous les composants. Si nous en percevons bien les perspectives et les conséquences, l’Eucharistie est le plus difficile des sacrements. Difficile à avaler, parce que l’altérité des autres, de tous ces autres dont le Corps est fait provoque en nous une allergie dont ne pouvons d’abord nous défendre. Avouons que, fort enclins aux douceurs de Jésus tout seul, nous éprouvons quelque répulsion à déglutir toutes les humeurs qui circulent dans son Corps total, dans le corps réel de la communauté à laquelle nous appartenons (non sans mêler nos propres humeurs, bien sûr, à cette circulation). La communion eucharistique n’est pas un bonbon : c’est un baiser au lépreux. C’est le baiser que nous tâchons de poser, vaille que vaille, chaque dimanche, chaque jour, sur le corps endommagé, sur le corps malade, sur le corps difforme, sur le corps de misère de Jésus-Christ que nous sommes ensemble[2] : Un pauvre, nommé Lazare, gisait près du portail, tout couvert d’ulcères… (Lc 16, 20). Supposez qu’il entre dans votre assemblée… un pauvre en habit malpropre (Jc 2, 2). Peut-être est-ce pour nous rappeler cette austère exigence que la liturgie du XXVIIe dimanche du Temps ordinaire nous met la chair avariée de Job sous les yeux, au moment de l’offertoire : Vir erat in terra nomine Iob…carnem quoque gravi ulcere vulneravit (Jb 1 et 2, 7).

Le Corps abyssal

Ceci est mon corps, livré pour vous. Nous qui prononçons ces paroles, ne nous reposons pas sur quelque privilège, ne nous prenons pas pour des prestidigitateurs, ne donnons pas à adorer subtilement aux autres une autorité, une majesté que nous déroberions aussi subtilement à Jésus-Christ qui seul les possède. Tout ministre ordonné qui prononce ces paroles sacramentelles, mais aussi tout fidèle qui entend ces paroles sacramentelles les fait siennes. Le corps que nous montrons, le corps que nous « confectionnons » (selon l’expression consacrée, mais très problématique, d’un certain langage rituel : conficere sacramentum) est en réalité un appel. Au vrai, cette Chair qui se rend sacramentellement présente, moyennant notre ministère, est un aimant qui réclame notre adhésion, un abime qui attend notre perdition dans ses profondeurs. Cette Chair a, si j’ose dire, la concupiscence de notrechair. Ceci est mon Corps, disons-nous en nom et personne de Jésus-Christ. Mais cette première Personne majuscule dont nous empruntons les paroles aspire en elle comme un siphon notre personne minuscule. Autrement dit, le Je de Jésus exige tout bas le consentement total de notre je. C’est que la Chair de Dieu a son instinct « biologique ». Le Corps de Jésus-Christ désire absolument le nôtre pour exister totalement. Desiderio desideravi… J’ai désiré d’un grand désir manger cette pâque avec vous (Lc 22, 15). Il est décidément impossible de prononcer : Ceci est mon corps, en restant étranger, en restant extérieur à ce corps. Dire ces paroles nous entraîne dans une promiscuité inouïe avec tous ceux qui forment avec nous le Corps entier, nous expose à une contagion telle que, si nous lui cherchions un remède, nous trahirions ce Corps lui-même. Dire ces paroles postule la mise en commun de notrecorps lui-même, quelles que soient les espèces de ce don de notre « corps » à toutes les facultés de l’humanité contemporaine qui en tirera avantage pour vivre : ce don de notre corps à la faculté du « monde de ce temps » (Gaudium et Spes) est le fond de notre ministère, comme sa dimension nuptiale vient transfigurer le difficile célibat auquel nous avons consenti. Ce don de notre corps dans le Corps du Christ, cette perdition de notre corps dans le Corps du Christ, cette perdition de notre sang dans le Sang du Christ, pour la vie du monde, peut se faire de la façon la plus physique et la plus crue qui soit, comme ce fut le cas du Père Jacques Hamel il y a quelque mois. Mais ce don se fait aussi, bien sûr, dans l’ordinaire des jours, et selon le charisme propre de chacun : catéchèse, accompagnement spirituel, apostolat spécialisé, enseignement, exercice d’un métier (n’oublions pas la magnifique intuition des prêtres ouvriers), activité artistique. Ceci est mon corps : telle est, pour chacun de nous, la parole la plus personnelle, la plus intime, la plus folle aussi, la plus insolente, la plus vertigineuse. Décidément, nous ne sommes pas seulement les répétiteurs consciencieux ou distraits de paroles sacramentelles : nous sommes les imitateurs – davantage, les participants – du Geste existentiel de Jésus-Christ se donnant lui-même au monde. Communier au Corps donné – nobis natum, nobis datum –, c’est communier à la dynamique du Don lui-même, puisque aussi bien, en Jésus-Christ, c’est le Don même qui fait le Corps : le Corps n’existe que dans et par la donation qu’il fait de soi. Le simple fait de prononcer les paroles de la consécration comporte un risque, comme celui de se pencher au-dessus d’un précipice : ces mots-là nous avalent, nous absorbent dans l’aventure du don. Communier au corps sacramentel de Jésus-Christ met à mal cette hygiène égoïste dont nous sommes si soucieux, si scrupuleux, si jaloux, attendu que communier à ce corps n’a de sens, d’effet, de vérité, que si nous communions, sans prévention, au corps de notrecommunauté, avec tout son caractère, tout son poids de différence (par rapport à nous) qui nous contrarie et nous blesse. Encore que la célébration eucharistique nous revête d’habits resplendissants et parfois fastueux, elle nous arrache intérieurement nos oripeaux et nous somme de nous mettre à nu, elle réclame notre nudité complète : elle exige que nous rencontrions, dans la nudité de notrecorps livré, le corps sans déguisement ni fard de la communauté. Peut-être est-ce la répulsion instinctive de ce « corps à corps » (dont nous entrevoyons la perspective, dont nous pressentons la nécessité) qui explique notre habitude invétérée de mettre, à l’église, plusieurs chaises, sinon plusieurs rangs parfois, entre nous et nos voisins : vaine stratégie que viendra d’ailleurs déconcerter le baiser de paix, le si difficile baiser de paix que la réforme liturgique à remis en usage et qui nous trouve parfois si empruntés et si gauches.

Consécration de la différence

Sacrement de l’unité, l’Eucharistie est naturellement – nécessairement – le sacrement de la multitude. Car s’il existe une unité de ce qui est solitaire, il en existe une autre, plus difficile, plus riche, plus vive, de ce qui est multiple. L’unité du solitaire est sans effort, sans mérite, sans histoire : l’unité du multiple est laborieuse, étonnante, paradoxale, et représente un grand œuvre. L’Eucharistie réalise « économiquement », sacramentellement, ce qui existe en Dieu de manière exemplaire et ontologique : la conciliation, la compatibilité de l’Unité et du Nombre. Afin que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi, qu’eux aussi soient un en nous… moi en eux et toi en moi, afin qu’ils soient parfaits dans l’unité… (Jn 17, 21-23). Encore l’Eucharistie n’est-elle pas seulement le sacrement de la multitude : elle est aussi le sacrement de la différence, pour autant que la multitude véritable ne totalise pas des clones, mais rassemble des êtres différents. La vraie communauté eucharistique favorise, par son recueillement, l’intimité de chacun de ses membres avec le Seigneur, chacun ayant naturellement sa manière propre de s’approcher de lui, de s’adresser à lui et de vivre dans l’action de grâces (Col 3, 15) : il ne s’agit en aucune façon, sous prétexte d’unité, de cultiver une espèce de « communisme » eucharistique : nos assemblées liturgiques ne sont pas des kolkhozes. Reste qu’avant d’être le sacrement de notre fruition personnelle de Jésus, l’Eucharistie est donc le sacrement laborieux de nos différences assumées : non pas une trêve momentanément prononcée sur nos différences, encore moins leur abolition, mais leur construction dans une visée « édifiante », au sens que les épitres pauliniennes donnent à ce terme : nous grandirons de toutes manières vers Celui qui est la Tête, le Christ, dont le Corps tout entier reçoit concorde et cohésion par toutes sortes de jointures qui le nourrissent et l’actionnent selon le rôle de chaque partie, opérant ainsi sa croissance et se construisant lui-même, dans la charité (Ep 4, 15-16). Notre convocation à l’unité – notre « ecclésiation » (dont le rassemblement liturgique est le signe) – ne peut avoir lieu qu’à partir de nos différences. Si, chez les hommes, les semblables ont l’instinct naturel de s’assembler, le Christ pascal, lui, a le génie de rassembler ce qui diffère, parfois jusqu’à la franche contrariété. L’Eucharistie, harmonie christique, s’enchante de l’échelle diatonique des êtres et s’entend à résoudre jusqu’à leurs dissonances dans une synthèse plus haute.

Tous, accourez pour vous réunir comme en un seul temple de Dieu, comme autour d’un seul autel, autour du seul Jésus-Christ, qui est sorti du Père un, et qui était en lui l’unique, et qui est allé vers lui[3].

Ayez donc soin de ne participer qu’à une seule eucharistie ; car il n’y a qu’une seule chair de notre Seigneur Jésus-Christ, et un seul calice pour nous unir en son sang, un seul autel, comme un seul évêque avec le presbyterium et les diacres, mes compagnons de service ; ainsi, tout ce que vous ferez, vous le ferez selon Dieu[4].

La célébration eucharistique ne vient pas cautionner ni récompenser je ne sais quelle réduction totalitaire des différences d’ordre naturel, culturel, sociologique : elle exerce les différences à converger vers ce qui les dépasse, elle fait une clairière dans la compétition tout animale, pour ne pas dire sauvage, des êtres vivants ; elle propose l’espace et le temps d’un mode de vie éminemment social, au sens théologique et néotestamentaire du terme (koinônia) : Nous vous prêchons ce que nous avons vu, et ce que nous avons ouï, afin que vous entriez vous-mêmes en société avec nous, et que notre société soit avec le Père et avec son Fils Jésus-Christ… Si nous marchons dans la lumière, comme il est lui-même dans la lumière, nous avons ensemble une société mutuelle, et le sang de Jésus-Christ son Fils nous purifie de tout péché (1 Jn 1, 3 et 7, traduction de Lemaître de Sacy). Quoi qu’il en soit des éventuelles pauvretés de sa mise en œuvre circonstancielle, l’eucharistie de la communauté a grâce, et elle seule, pour transcender les communautarismes paresseux, les entre soi sympathiques, les sodalités superficielles et éphémères. Aussi bien, frères, considérez votre appel : il n’y a pas beaucoup de sages selon la chair, pas beaucoup de puissants, pas beaucoup de gens bien nés. Mais ce qu’il y a de fou dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour confondre les sages ; ce qu’il y a de faible dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour confondre ce qui est fort ; ce qui dans le monde est sans naissance et ce que l’on méprise, voilà ce que Dieu a choisi ; ce qui n’est pas, pour réduire à rien ce qui est, afin qu’aucune chair n’aille se glorifier devant Dieu (1 Co 1, 26-29). Cet aspect « social » de l’eucharistie, pour parler comme le Père de Lubac[5] (car il y a un aspect social – c’est-à-dire ecclésiologique – des sacrements, comme il y a un « aspect social du dogme »), cet aspect « social » de l’eucharistie, disons-nous, est inscrit dans la structure même de la célébration, et nous savons que c’est cet aspect que la réforme liturgique consécutive à Vatican II s’est appliquée à rendre plus évidente encore. N’oublions pas que, dans la Présentation générale du Missel de Paul VI, c’est la messe cum populo qui a valeur exemplaire et normative, là où le Ritus servandus du Missel tridentin prenait pour référence constante la messe privée du célébrant. C’est à la promotion de cette assise communautaire qu’il faut rattacher, si nous entrons dans plus de détail, la restauration de la prière des fidèles[6], la vive recommandation faite aux fidèles de communier au Corps et au Sang du Seigneur après le prêtre[7], l’extension, pour les prêtres, de la faculté de concélébrer[8].

« Tel est le sacrifice des chrétiens … »

Mais les orientations maîtresses de la réforme, comme les aménagements concrets de la séquence rituelle, seraient inintelligibles sans la théologie fondamentale qui les accompagne et dont nous trouvons une expression majeure dans la constitution Lumen Gentium :

Le caractère sacré et organique de la communauté sacerdotale entre en action par les sacrements et les vertus. Les fidèles incorporés à l’Église par le baptême ont reçu un caractère qui les délègue pour le culte religieux chrétien ; devenus fils de Dieu par une régénération, ils sont tenus de professer devant les hommes la foi que par l’Église ils ont reçu de Dieu (…) Participant au sacrifice eucharistique, source et sommet de toute la vie chrétienne, ils offrent à Dieu la victime divine et s’offrent eux-mêmes avec elle ; ainsi, tant par l’oblation que par la sainte communion, tous, non pas indifféremment mais chacun à sa manière, prennent leur part originale dans l’action liturgique. Il s’ensuit que, restaurés par le Corps du Christ au cours de la sainte liturgie eucharistique, ils manifestent, sous une forme concrète, l’unité du peuple de Dieu que ce très grand sacrement signifie en perfection et réalise admirablement[9].

Il y a là de ces textes auxquels il faut revenir sans cesse et dont notre ministère veut à la fois que nous nous pénétrions nous-mêmes et que nous tâchions d’en pénétrer ceux dont nous sommes responsables. Car il ne faudrait pas que, prêtres ou laïcs, nous nous sentions désormais si éloignés historiquement du concile que notre pensée et notre cœur n’y reconnaissent plus une terre natale. Si nous lui sommes chronologiquement postérieurs, ne lui soyons pas indifférents, quant aux ressorts profonds de notre théologie et de notre apostolat. Notre considération présente du sacrement efficace de l’unité « catholique » s’alimentera volontiers à une page magistrale d’Augustin dans la Cité de Dieu, sans doute l’une des plus vigoureuses, des plus lumineuses, que l’ecclésiologie ait jamais produites au fil de son histoire :

Ainsi donc les vrais sacrifices sont les œuvres de miséricorde soit envers nous-mêmes, soit envers le prochain, que nous rapportons à Dieu. L’unique but de ces œuvres est de nous délivrer du malheur et par suite, nous procurer le bonheur (ce qui ne s’obtient que grâce au bien suprême dont il a été dit : Pour moi, mon bien est d’adhérer à Dieu, Ps 72, 28). D’où assurément il suit que cette Cité rachetée tout entière, c’est-à-dire l’assemblée et la société des saints (tota ipsa redempta ciuitas, hoc est congregatio societasque sanctorum), est offerte à Dieu comme un sacrifice universel (uniuersale sacrificium offeratur Deo) par le Grand Prêtre qui, sous la forme d’esclave, est allé jusqu’à s’offrir pour nous dans sa passion, pour faire de nous le corps d’une si grande Tête (ut tanti capitis corpus essemus). C’est en effet cette forme qu’il a offerte, parce que c’est grâce à elle qu’il est Médiateur, en elle qu’il est Prêtre, en elle qu’il est Sacrifice. Voilà pourquoi, après nous avoir exhorté à « offrir nos corps en hostie vivante, sainte, agréable à Dieu » (Rm 12, 2), comme notre hommage raisonnable ; à « ne point nous modeler sur ce siècle, mais à nous réformer dans la nouveauté de notre esprit, pour éprouver quelle est la volonté de Dieu, ce qui est bon, ce qui lui est agréable, ce qui est parfait » (Rm 12, 3), parce que le sacrifice en sa totalité, c’est nous-mêmes, l’Apôtre poursuit : « En vertu de la grâce de Dieu qui m’a été donnée, je vous recommande de ne pas avoir plus de science qu’il n’en faut, mais de savoir avec modération, chacun selon la mesure de la foi qui lui a été départie. De même qu’en un seul corps nous avons des membres nombreux, nous sommes un seul corps dans le Christ et chacun en particulier nous sommes les membres les uns des autres, possédant des dons différents selon la grâce qui lui a été donnée » (Rm 12, 3-6). Tel est le sacrifice des chrétiens : à plusieurs, n’être qu’un seul corps dans le Christ. Et ce sacrifice, l’Église ne cesse de le reproduire dans le Sacrement de l’autel bien connu des fidèles, où il lui est montré que dans ce qu’elle offre, elle est elle-même offerte (quod etiam sacramento altaris fidelibus noto frequentat Ecclesia, ubi ei demonstratur, quod in ea re, quam offert, ipsa offeratur)[10].

Retenons la formule lapidaire qui dirime, quant à la nature sacrificielle de la messe, bien des débats théologiques anciens ou plus récents, complètement oiseux, et qui va tout droit à l’essentiel : « Tel est le sacrifice des chrétiens : en tant que multitude, ne faire qu’un dans le Christ. » Ainsi donc l’eucharistie chrétienne est-elle un sacrifice, non pas seulement au titre de représentation sacramentelle du sacrifice du Christ, mais parce qu’elle est le grand œuvre de notre unité ecclésiale. Ce qui a valeur sacrificielle, en somme, c’est la résolution même du multi en unum, autrement dit le processus même de notre unification – de notre ecclésiation – dans le Christ, avec la grâce qui le porte, mais aussi avec l’effort qu’il réclame de notre part. Notre coopération effective à l’unité du Corps ecclésial de Jésus-Christ fait toute la matière de notre offrande, puisque aussi bien offrir notre corps en hostie vivante, sainte, agréable à Dieu, c’est nous offrir comme concorporels (voir Ep 3, 6, sussômos), nous mettre à disposition comme éléments d’un tout dont le Christ est le principe, comme matériaux d’une construction dont le Christ est l’architecte. Toute dévotion affective à l’endroit de la représentation sacramentelle du sacrifice de la croix serait vaine, toute prestation de « sacrifices » individuels serait non avenue, si elle s’accompagnait d’une quelconque réticence à entrer dans l’aventure « biologique » de l’organisme en croissance, si elle cachait une quelconque répugnance à se laisser incorporer à cette communauté précise en laquelle se réalise, ici et maintenant, l’Église de Jésus-Christ. Encore une fois, nous ne sommes pas les « téléspectateurs » dévots du sacrifice eucharistique : nous en sommes les acteurs, et ceci à proportion de la capacité que nous manifestons à faire corps. Notre sainteté, c’est notre unité même : unam sanctam… Notre sanctification, c’est notre rassemblement lui-même comme histoire, comme dynamisme profondément accueilli. Tu es vraiment saint, Dieu de l’univers… car c’est toi qui sanctifies toutes choses, par ton Fils, Jésus Christ, notre Seigneur, avec la puissance de l’Esprit Saint ; et tu ne cesses de rassembler ton peuple, afin qu’il te présente partout dans le monde une offrande pure[11].

La célébration eucharistique est, premièrement, l’œuvre de la communauté ; elle est, deuxièmement, l’épiphanie, ou encore la manifestation ministérielle et charismatique de la communauté ; elle est, troisièmement, l’épreuve de la communauté, c’est-à-dire ce qui en vérifie l’authenticité. C’est sur le fond de l’observation expérimentale de ces trois caractères que nous voudrions modestement suggérer, sinon quelques remèdes, du moins quelques conditions qui garantiront à la célébration eucharistique sa fécondité dans le sens de l’unité de nos communautés chrétiennes.

Symbole de la foi

La célébration eucharistique est, de façon tout à fait éminente et vitale, célébration de la foi. Le symbole de la foi que nous récitons à chaque eucharistie dominicale, au terme de la liturgie de la Parole, demande à être travaillé, si l’on en veut pas qu’il se réduise à un simple vestige archéologique. La « foi » dont il s’agit est un bien commun, une valeur d’échange dont le texte liturgique (symbole des Apôtres ou symbole de Nicée-Constantinople) doit être tenu, non comme l’expression fossilisée, mais plutôt comme la partition musicale, avec – que l’on ne s’effare pas de cette liberté – tout l’espace d’interprétation dont une partition musicale est en réalité le porche. Certes, il n’en coûte pas grand-chose de nous entendre, de faire éventuellement chorus dans la récitation machinale des articles de la foi tels que les a dégagés et formulés une longue tradition. Mais notre célébration de l’eucharistie du Seigneur ne saurait se soutenir de répétition paresseuse ; elle ne saurait porter un fruit mûr d’unité sans un véritable travail communautaire de la foi, sans une réappropriation sérieuse (c’est-à-dire authentiquement contemporaine) du symbole qui procède d’un véritable souci d’exactitude. Car, alors même qu’on le récite en français, le Symbole de la foi reste entièrement à traduire : il faut nous dire et nous redire sans cesse, en mots d’aujourd’hui, en hommes d’aujourd’hui, les choses de la foi. C’est un devoir que nous nous devons à nous-même, que nous devons à nos frères, que nous devons au monde devant lequel nous sommes responsables, lorsqu’il nous presse de rendre compte de l’espérance qui est en nous (1 P 3, 15). Nos célébrations se contentent trop souvent d’un malentendu, d’un sous-entendu, d’un murmure : il est grand temps de nous mettre d’accord, à voix haute, sur les fondamentaux de notre foi chrétienne. Et pour nous mettre d’accord, il faut nous mettre à jour : actualiser la teneur « symbolisante » de notre foi, c’est-à-dire trouver le lieu théologique exact, spacieux, vivable, où elle nous réunit. Il s’agit d’un travail persévérant et approfondi de la foi, en amont de notre vie sacramentelle. Il s’agit de nous demander à nous-même et les uns aux autres : « Que voulons-nous dire à travers tel ou tel mot traditionnel de la foi, à travers tel ou tel élément structurel de la foi comprise comme un édifice ? » Comment pourrions-nous partager en vérité le Repas du Seigneur sans avoir le temps, le désir, la joie, le goût de nous dire les uns aux autres, face à face, qui il est (voir Mt 16, 13), sans nous dessiner les uns aux autres l’horizon de notre espérance, sans mettre la théologie trinitaire, la christologie, la pneumatologie, l’eschatologie au cœur et à l’épreuve de nos conversations les plus ouvertes et les plus vives ? Notre attitude devrait être pareille à celle des bergers qu’intriguait l’événement de la Nativité : Les bergers se dirent entre eux : « Allons et voyons ce qui est arrivé, ce que le Seigneur nous a fait connaître (Lc 2, 15). Dans la Vulgate, la teneur littérale de ce texte est encore plus suggestive d’un point de vue christologique : Loquebantur ad invicem : Transeamus et videamus hoc Verbum quod factum est. Bref, de quelques apprêts « traditionnels », de quelque faste qu’elle s’entoure, une célébration eucharistique posée sur une foi infantile, non réfléchie, non mise à jour, se révèlera bien vite impuissante à construire l’unité intérieure de ceux qui la célèbrent, l’unité de la communauté tout entière, comme aussi bien à favoriser l’interface de la communauté et du monde environnant.

Échanger la Parole

Un autre préalable fondamental à une eucharistie vraiment « édifiante » dans le sens de l’unité serait une culture communautaire de la Parole de Dieu. Car la liturgie de la Parole ne commence pas avec la « liturgie de la Parole » officielle de nos célébrations liturgiques, pas davantage qu’elle ne s’achève avec elle. C’est décidément très en amont que la liturgie de la Parole doit prendre source, comme c’est très en aval qu’elle doit étendre et grossir son cours. La Parole de Dieu n’est pas seulement l’objet d’une écoute ni d’une méditation personnelle dont la fréquentation de l’église serait le simple prétexte : elle est l’instance de vocation et de convocation de la communauté, en même temps que son bien commun. Se pourrait-il que nous nous donnions le bonjour en entrant dans l’église (si tant est que nous n’oublions pas cette civilité élémentaire), et que nous ne nous échangions pas la Parole qui est au principe de notre vocation comme Peuple de Dieu ? Si quelqu’un parle, que ce soit comme des paroles de Dieu (1 P 4, 11). Ce qui est à penser et à travailler, c’est la généralité et la tonalité de notre vie chrétienne, la prégnance effective de la Parole sur nos représentations, sur nos choix, sur nos comportements. Une communauté qui ne s’interroge pas sur son rapport à la Parole de Dieu, une communauté qui ne se pose pas de question sur la Parole de Dieu, une communauté qui ne questionne pas inlassablement la Parole de Dieu, est une communauté en déficit.

Il faut donc que toute la prédication ecclésiastique, comme la religion chrétienne elle-même, soit nourrie et régie par la Sainte Écriture. Dans les Saints Livres, en effet, le Père qui est aux cieux vient avec tendresse au-devant de ses fils et entre en conversation avec eux ; or, la force et la puissance que recèle la Parole de Dieu sont si grandes qu’elles constituent, pour l’Église, son point d’appui et sa vigueur et, pour les enfants de l’Église, la force de leur foi, la nourriture de leur âme, la source pure et permanente de leur vie spirituelle[12].

La réception passive de l’homélie dominicale ne saurait suffire, comme la critique en a parte furtif de l’homélie dominicale ne saurait suffire. C’est dans la vivacité et la gravité de son dialogue sur et avec la Parole que la communauté chrétienne construit son unité. De même qu’il y a une fraction du pain (Lc 24, 35) au principe de la communauté chrétienne, il y a une « fraction de la Parole » sans laquelle la fraction du pain n’aurait pas de sens et avec laquelle, en vérité, elle ne fait qu’un. L’Église entière – et par conséquent toute communauté d’Église – se conçoit comme une communauté d’interprètes[13]. Loin d’être réservée aux seuls ministres ordonnés, la fonction herméneutique (autrement dit la faculté d’interpréter la Parole de Dieu selon l’analogie de la foi et dans la tradition vivante de l’Église) fait partie de l’organisme de tout baptisé et demande à être exercée, à être cultivée. Il n’est pas certain que, cinquante ans après le concile, le renouveau biblique dont il marquait en quelque sorte la consécration, ait pleinement mis au travail nos communautés. Non qu’il faille envisager ni désirer, bien sûr, que tous deviennent des exégètes patentés, au sens universitaire du terme, mais en ce sens que, de manière très exigeante, la réforme liturgique nous encourage à nourrir, dans un véritable échange fraternel, un questionnement assidu de la Parole, loin de toute paresse et de toute superficialité. Notre partage eucharistique ne saurait être ni un épisode, ni un météore, ni une simple formalité : il ne pourra nous faire croître vers l’unité que si nous nous entendons habituellement les uns les autres dans la Parole, avec beaucoup de bienveillance, beaucoup de réceptivité, beaucoup de sérieux, beaucoup de maturité, beaucoup d’actualité.

Quand la beauté nous rend unanimes

Nous pensons discerner une troisième condition de la fécondité ecclésiale de nos célébrations eucharistiques, autrement dit de leur capacité à nous unir, dans le soin que nous apportons à leur beauté. Que si les goûts, souvent, divisent, la beauté, elle (dont la pierre de touche est si délicate), la beauté, disons-nous, a le don de faire l’unanimité, non pas simplement comme une somme de suffrages qu’elle remporterait, mais comme une adhésion dont le cœur est le véritable organe. Quelles que soient les conditions, les ressources, les contraintes de nos assemblées liturgiques, nous ne devrions jamais transiger sur les exigences de la beauté. Blesser la beauté, c’est blesser l’unité elle-même. On ne saurait faire l’unité de la communauté au prix de je ne sais quel paupérisme, de je ne sais quelles complaisances, de je sais quelles facilités. Et Dieu sait combien de dommages causés (avec la meilleure volonté du monde, parfois) à la dignité de la célébration liturgique, ont donné matière à des divisions, à des désertions aussi. L’on pourra faire mémoire, ici, du « style » que préconisait le concile Vatican II dans son grand texte programmatique :

Les rites manifesteront une noble simplicité (ritus nobili simplicitate fulgeant), seront transparents (perspicui) du fait de leur brièveté et éviteront les répétitions inutiles ; ils seront adaptés à la capacité des fidèles et, en général, il n’y aura pas besoin de nombreuses explications pour les comprendre[14].

De fait, la beauté (que l’on serait néanmoins bien en peine de définir) se présente toujours avec le double caractère, à la fois concret et hautement spirituel, de simplicité et de noblesse. En composant avec la pauvreté de nos moyens – et Dieu sait combien nous sommes parfois pauvres aujourd’hui –, tâchons de faire de nos eucharisties des festins de beauté qui rassasient ceux du dedans, en même temps qu’il attirent ceux du dehors, et souvenons-nous toujours que cette beauté émane avec naturel de notre parfait ajustement à l’action liturgique bien davantage qu’elle ne s’entretient de surenchère et de décorations de toutes sortes. L’eucharistie ne fera notre unité que si nous en préparons de près et de loin le rituel et l’espace, comme firent les disciples du Seigneur : Les disciples partirent et vinrent à la ville, et ils trouvèrent comme il leur avait dit, et ils préparèrent la pâque (Mc 14, 16). Il est important que, au cœur et au fil de la grande liturgie, chacun puisse assurer la « liturgie » (le service) qui lui revient, sans confusion, sans empiètement, sans prise de pouvoir, sans despotisme laïc ou clérical, sans vanité, sans raideur, sans maniaquerie, mais dans la vérité de son ministère ordonné, reconnu, ou simplement autorisé, à la longue, par des compétences authentiques. Les recommandations suivantes de saint Basile n’ont rien perdu de leur pertinence :

Ce n’est pas une raison (…), parce que nous avons entendu cette parole du prophète : « Vous serez appelés prêtres de Dieu », pour nous arroger tous le pouvoir d’exercer tel sacerdoce, ou telle liturgie ; il n’est pas au pouvoir de l’un de prendre pour lui la grâce donnée à l’autre ; mais chaque fidèle demeure dans les limites propres du don de Dieu, comme l’Apôtre nous l’enseigne. D’une part, en effet, s’adressant à tous il dit : « Je vous exhorte, frères, par la miséricorde de Dieu, à offrir vos corps en victime vivante, sainte, agréable à Dieu (…) », d’autre part, s’adressant à chacun en particulier, il distingue clairement la liturgie qui convient à chaque fidèle et lui interdit de s’introduire dans un poste qui n’est pas le sien (…) De plus, s’inspirant du bon ordre qui maintient les parties de notre corps ajustées les unes aux autres pour nous assurer belle apparence et sécurité, il règle parmi nous le bon ordre qui plaît à Dieu dans l’amour de Jésus-Christ et qui s’applique à nos relations les uns avec les autres dans la diversité de nos charismes[15].

Née des différences et des complémentarités, l’unité est œuvre de synergie. Le projet communautaire et sans cesse concerté de la beauté, c’est-à-dire d’une célébration transparente à la majesté du Seigneur, à la dignité du peuple de Dieu et au Mystère de la foi, exige un discernement quant à l’aménagement de l’espace liturgique, au répertoire chanté, à la désignation des acteurs.

Plaidoyer pour la tendresse

C’est à dessein que nous terminerons par l’assise la plus fondamentale d’une communauté chrétienne vraiment unie. Pour la désigner, nous n’userons ni du vocable proprement théologique de « charité », ni du mot biblique dont l’année écoulée nous a entretenu – je veux dire celui de « miséricorde » –, mais d’un mot moins usuel, mais usé aussi peut-être, à savoir celui de « tendresse ». Nous savons trop bien que la vie sacramentelle n’opère pas de façon automatique sur les sujets. La célébration liturgique est, certes, la source de la sanctification, mais son efficacité sanctifiante, loin d’être magique, postule l’adhésion, la collaboration de l’homme tout entier. Il peut arriver, comme nous l’évoquions dès le commencement, qu’une pratique sacramentelle régulière se juxtapose, ou se superpose, tel un épiphénomène, sur une vie communautaire indigente : la ritualité se désolidarise, alors, de l’existence. Mais de quoi sert-il que nous célébrions, fût-ce à grands frais, l’eucharistie du Seigneur, si nous ne développons pas entre nous cette indéfinissable tendresse qui, seule, nous attache les uns aux autres et fait de nous tous une seule chair chaleureuse, transparente à la flamme pascale ? Car c’est bien à cause de ses accointances avec la chair, de sa capacité à connoter la chair, que nous avons privilégié le mot « tendresse ». Il peut arriver, hélas, que nos eucharisties – qui exhibent pourtant au beau milieu de leur espace et de leur trame rituelle le Corps totalement donné – nous trouvent et nous laissent tellement froids, tellement endurcis dans notre réserve, tellement désincarnés ! Il faudrait qu’en chacune de nos communautés se réalise ce que l’apôtre dit à propos de la vie conjugale : Nul n’a jamais haï sa propre chair ; on la nourrit au contraire et on en prend bien soin (Ep 5, 29). « Prendre soin » : voilà ce qui pourrait devenir une devise pratique, pour chacun de nous, au sortir de l’église. L’on sait combien le care (sollicitude), concept éthique, sociologique et politique d’origine anglo-saxonne, est à la mode aujourd’hui. Acclimatons-le, transfigurons-le dans la vie ordinaire de nos communautés d’Église : remplaçons la solitude par la sollicitude. C’est précisément à propos de l’unité que le Nouveau Testament nous la préconise : Ayez soin de conserver l’unité de l’Esprit par ce lien qu’est la paix (Ep 4, 3). Dans la Vulgate : solliciti servare unitatem spiritus in vinculo pacis. Remplaçons l’indifférence par le souci (sollicitudo), car si le Nouveau Testament nous exhorte à ne nous soucier de rien pour nous-même (Mt 6, 25 ; Ph 4, 6), surtout pas du superflu, la célébration eucharistique, la vie eucharistique s’entretient d’un certain souci que le Corps total de Jésus-Christ a de lui-même, et qui n’est fait, somme toute, que du souci plein d’intérêt et de tendresse que les membres de ce Corps ont les uns pour les autres. L’Eucharistie, c’est le soin que le Corps a de lui-même[16]. Quelque chose d’efficacement chaleureux que nous suggère l’épitre de saint Jacques : Si un frère ou une sœur sont nus, s’ils manquent de leur nourriture quotidienne, et que l’un d’entre vous leur dise : « Allez en paix, chauffez-vous, rassasiez-vous, sans leur donner ce qui est nécessaire à leur corps, à quoi cela sert-il ? (Jc 2, 16). Et persuadons-nous bien que ce miséreux en question n’est pas seulement, pas tellement le clochard qui mendie à la porte de l’église : ce miséreux qui a froid, qui a faim, c’est chacun de nous, ordinairement, dans l’église elle-même. Il faudrait que nos eucharisties viennent toujours sanctifier, consacrer, l’intéressement réciproque, senti, sensible, que nous avons à nos joies, à nos peines, à nos faiblesses, à nos idées, à nos doutes, à nos désirs, à nos travaux, à nos morts, à nos vies. Un intéressement aussi étonnant, aussi touchant qu’une caresse. Reconnaissons que nous sommes très en-deçà. Il nous reste encore du chemin : nous ne nous sommes pas encore faits chair. Cette chair de l’humanité dissemblable et rassemblée, qui est la grande passion de Dieu. Et le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous (Jn 1, 14).

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NOTES

[1] Vatican II, Constitution dogmatique Lumen gentium, § 11.

[2] Voir M. Bellet, La chose la plus étrange, Desclée de Brouwer, 1999, p. 46 : « Le corps n’est pas ce que nous nommons corps. Il est la venue à déploiement, il est l’accomplissement de l’infime semence, de l’en-bas infiniment humilié qui est naissance de Dieu en l’homme (« vous verrez un nouveau-né dans une crèche…). Il est la plénitude de l’être humain, tous les hommes et en chacun l’entier de l’homme ; c’est ce grand Corps, Corpus mysticum, dont nous ne voyons de que des esquisses, des linéaments – voire des blessures, pourritures et déchirements. »

[3] Ignace d’Antioche, Aux Magnésiens, VII, 2, SC 10bis, p. 84-87.

[4] Du même, Aux Philadelphiens, IV, SC 10bis, p. 122-123.

[5] Voir H. de Lubac, Catholicisme. Les aspects sociaux du dogme, Paris, éd. du Cerf, 19837 : « Le catholicisme est essentiellement social. Social, au sens le plus profond du terme : non pas seulement par ses applications dans le domaine des institutions naturelles, mais d’abord en lui-même, en son centre le plus mystérieux, dans l’essence de sa dogmatique. Social à tel point, que l’expression de « catholicisme social » aurait toujours dû paraître un pléonasme. »

[6] voir Sacrosanctum Concilium, 53.

[7] Ibid., 55.

[8] Ibid., 57 : « La concélébration, qui manifeste heureusement l’unité du sacerdoce… »

[9] Vatican II, Constitution dogmatique Lumen Gentium, 11.

[10] Augustin, La Cité de Dieu, X, 6, BAug 34, p. 446-449.

[11] Prière eucharistique III.

[12] Vatican II, Constitution Die Verbum, 21.

[13] Voir J. Caillot, L’Évangile de la communication, Paris, éd. du Cerf, 1989, p. 52-56 (« Le contrat herméneutique »).

[14] Vatican II, Constitution Sacrosanctum Concilium, 34.

[15] Basile de Césarée, Sur le Baptême, II, 8, 3, SC 357, p. 251-253.

[16] Voir M. Bellet, La chose la plus étrange, Desclée de Brouwer, 1999, p. 205 : « Le soin peut s’exercer de façon très précise, dans des conditions et des exercices déterminés. Mais il est aussi une dimension de toute la vie. L’amour eucharistique, c’est le soin réciproque. »

 

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